Les voyages en Amérique
Il
est bien connu aujourd'hui que Jacques Cartier et les Français
ne sont pas les premiers êtres humains à avoir mis
le pied sur le territoire actuel du Québec et du Canada :
les Amérindiens avaient colonisé le territoire bien
avant eux. Ce qu'on ignore souvent, c'est que les Français
ne sont pas non plus les premiers Européens à avoir
foulé le sol de la «Nouvelle-France» : autour
de l'an 1000, les Vikings établissaient des campements sur
les côtes de Terre-Neuve et du Labrador. Puis, au début
du 16e siècle (et peut-être
même avant), encore d'autres Européens, cette fois-ci
les Basques, débarquaient en Amérique.
Grands navigateurs, les Basques avaient longtemps chassé
la baleine dans le golfe de Biscaye. Avec la raréfaction
de la ressource, ils ont été amenés à
s'aventurer toujours un peu plus loin vers l'Amérique, à
la recherche de baleines et de bancs de morue. C'est ainsi qu'ils
mirent pied à Terre-Neuve et au Québec.
Des traces de leur passage subsistent encore aujourd'hui, mises
en valeur au Parc de l'aventure basque en Amérique (PABA),
centre d'interprétation historique consacré à
cette partie méconnue de l'histoire du Québec. Le
PABA a été créé suite à la découverte,
sur l'île aux Basques (une île dans le fleuve Saint-Laurent),
de fours en pierre utilisés par les Basques pour fondre le
gras de baleine.
Par ailleurs, on sait que les Amérindiens fréquentaient
aussi l'île aux Basques depuis longtemps. Il est probable
que les deux peuples y pratiquaient le commerce. Certains considèrent
l'île aux Basques comme le lieu des premiers échanges
commerciaux entre Européens et Amérindiens dans le
Saint-Laurent.
Le pidgin
Les Basques ont donc eu des contacts importants avec des peuples
amérindiens, notamment avec les Micmacs et les Innus (appelés
souvent «Montagnais»). Des peuples aux langues aussi
différentes que les Basques et les Amérindiens devaient
évidemment trouver un moyen de communiquer pour réaliser
ces échanges commerciaux. Quand deux peuples doivent franchir
la barrière linguistique pour se comprendre, deux possibilités
se présentent : ou bien l'un apprend la langue de l'autre
(comme c'est le cas dans la plupart des échanges commerciaux
modernes), ou bien on crée ce qu'on appelle un pidgin.
Un pidgin est une langue extrêmement simple, au vocabulaire
assez restreint et à la grammaire rudimentaire, qui se crée
spontanément pour faciliter la communication entre individus
ou peuples ayant des langues différentes. Pour construire
le pidgin, les locuteurs utilisent des mots de leur langue maternelle,
qu'ils organisent selon une version très simplifiée
de la grammaire de leur langue. Si un pidgin survit assez longtemps
et que son contexte d'utilisation s'élargit, il est possible
qu'il devienne la langue maternelle des enfants des deux communautés.
Un pidgin appris par des enfants s'appelle un créole.
Il n'a jamais existé de créole basque-amérindien.
Mais est-il permis d'imaginer que des peuples ayant eu des contacts
pacifiques, comme c'est le cas pour les Basques et les Amérindiens,
aient développé un pidgin ? Peter Bakker, chercheur
à l'université d'Amsterdam, pense que oui.
Les historiens ont cru pendant un certain temps à l'existence
d'un pidgin à base de français en Amérique.
Après un examen du lexique de ce pidgin, on constate que
les mots qui semblaient d'origine française sont tous des
mots qui se retrouvaient aussi en basque (par emprunt). De plus,
ces mots possédaient un trait morphologique propre au basque
: ils se terminaient presque tous par un -A, lettre qui marque le
caractère défini d'un mot basque. Le mot pidgin «kapitaina»
('capitaine') en est un bon exemple : mot apparemment français,
il existe aussi en basque, où il nécessite le morphème
défini -A lorsque pris en isolation.
Le pidgin basque-amérindien (qu'on appelle «souriquois»)
contient évidemment des mots d'origine véritablement
basque. Ainsi, en 1616, un missionnaire jésuite de Port-Royal
en Nouvelle-Écosse relève le mot «Adesquidex»
(«adiskide» signifie 'ami' en basque) utilisé
par les Amérindiens lorsqu'ils venaient à leur rencontre.
De la même façon, un missionnaire français de
Tadoussac note en 1603 que les Innus (aussi appelés «Montagnais»)
utilisent le mot «ania» («anaia» signifie
'frère' en basque), et ce uniquement pour aborder
les Français (alors qu'ils utilisent le mot innu «nichtais»
entre eux pour désigner un frère). Le nom du pidgin
lui-même, «souriquois», semble d'origine basque
: «souriquois» pourrait vouloir dire «celui de
Souris» (une rivière du Nouveau-Brunswick où
les Basques avaient un comptoir de commerce) ; peut-être aussi
est-ce un dérivé du basque «zurikoa»,
qui signifie 'celui du Blanc', faisant allusion au fait que ce pidgin
n'est utilisé par les Amérindiens que lors de leurs
contacts avec les Blancs.
Peter Bakker a examiné le lexique du pidgin souriquois pour
tenter d'en dégager les mots dont l'origine basque est la
plus probable. En se basant sur différentes informations
historiques et linguistiques pour éliminer les mots dont
la ressemblance avec le basque ne serait que pure coïncidence,
il en arrive à une liste de quelques dizaines de mots, parmi
lesquels les suivants :
pidgin | basque |
elege, 'roi' | errege 'roi' |
endia, 'plusieurs choses' | handia , 'grand' |
kea, 'fumée' | kea, 'fumée' |
kezona, 'homme' | gizona, 'homme' |
makia, 'bâton' | makila, 'bâton' |
echpada, 'épée' | ezpata, 'épée' |
origna, 'orignal' | oreina, 'orignal' |
Qui utilisait le pidgin basque ?
Évidemment, le pidgin basque était utilisé
par ceux qui l'ont développé, à savoir certains
peuples amérindiens (Innus et Micmacs) et les Basques, mais
peut-être aussi par les colons français. La présence
de quelques mots basques en français québécois
et servant à décrire des réalités nord-américaines
pourrait indiquer que les Français avaient quelques notions
de pidgin basque. L'exemple par excellence est le mot québécois
'orignal' (désignant un animal nord-américain), qui
tirerait son origine du basque 'oreina'.
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Mathieu Da Costa, utilisateur du pidgin
basque-amérindien. |
Mais là ne s'arrête pas la liste des utilisateurs
du pidgin basque ! Historiquement en Amérique, il était
fréquent pour les Européens de recourir à des
interprètes noirs dans leurs contacts avec les Amérindiens.
L'un d'eux, Mathieu Da Costa, a servi d'interprète entre
Français et Micmacs vers le début du 17e
siècle. Sur le site internet du gouvernement du Canada, on
peut lire que «Mathieu Da Costa parlait probablement le français,
le hollandais, le portugais ainsi que le pidgin basque. En fait,
le pidgin basque était sans doute la langue de commerce la
plus couramment utilisée avec les peuples autochtones».
La fin du pidgin
L'aventure basque en Amérique prend fin quand la France impose
un monopole sur les richesses de la Nouvelle-France et interdit
à quiconque d'en faire l'exploitation. Les Basques deviennent
alors indésirables dans les colonies françaises. Désireux
de poursuivre leurs affaires en Amérique, des Basques de
Donibane-Lohitzune font alliance avec les Micmacs pour contrer les
Français et continuer à commercer. Mais la présence
française est trop importante et les Basques doivent céder
vers le milieu du 17e siècle, ce qui
entraîne évidemment l'extinction du pidgin.
Conclusion
La linguistique historique est un jeu bien dangereux, où
les conclusions hâtives et les hypothèses fragiles
sont monnaie courante. Par exemple, dans le Québec d'aujourd'hui,
il est généralement admis que le verbe «canceller»
utilisé par les Québécois est un anglicisme,
alors qu'une petite recherche permet de constater qu'il n'en est
rien et que ce mot vient en fait de l'ancien français. Si
les mots qui s'entendent dans le Québec du 21e
siècle sont sujets à des analyses aussi chancelantes,
qu'en est-il de ceux qui ont été prononcés
voilà de cela quatre siècles dans un pidgin oral n'ayant
laissé que quelques traces écrites ? Il faut donc
rester prudents. Les traces de mots basques en Amérique sont-ils
les témoins d'un pidgin ou tout simplement l'écho
de quelques mots empruntés ici et là par les Amérindiens
? Faute de se prononcer clairement sur le statut de cet outil de
communication qu'était le souriquois, on peut au moins se
hasarder à dire que les Basques et les Amérindiens
semblent avoir eu des contacts assez fraternels pour leur permettre
d'échanger des mots aussi cordiaux que «ami»
et «frère»...
Compte-rendu d'une présentation
donnée lors d'un cours de langue basque à Montréal,
janvier 2003. |