Le pidgin basque-amérindien
* Original en basque
Michel Usereau
Michel Usereau

Les voyages en Amérique

Il est bien connu aujourd'hui que Jacques Cartier et les Français ne sont pas les premiers êtres humains à avoir mis le pied sur le territoire actuel du Québec et du Canada : les Amérindiens avaient colonisé le territoire bien avant eux. Ce qu'on ignore souvent, c'est que les Français ne sont pas non plus les premiers Européens à avoir foulé le sol de la «Nouvelle-France» : autour de l'an 1000, les Vikings établissaient des campements sur les côtes de Terre-Neuve et du Labrador. Puis, au début du 16e siècle (et peut-être même avant), encore d'autres Européens, cette fois-ci les Basques, débarquaient en Amérique.

Grands navigateurs, les Basques avaient longtemps chassé la baleine dans le golfe de Biscaye. Avec la raréfaction de la ressource, ils ont été amenés à s'aventurer toujours un peu plus loin vers l'Amérique, à la recherche de baleines et de bancs de morue. C'est ainsi qu'ils mirent pied à Terre-Neuve et au Québec.

Des traces de leur passage subsistent encore aujourd'hui, mises en valeur au Parc de l'aventure basque en Amérique (PABA), centre d'interprétation historique consacré à cette partie méconnue de l'histoire du Québec. Le PABA a été créé suite à la découverte, sur l'île aux Basques (une île dans le fleuve Saint-Laurent), de fours en pierre utilisés par les Basques pour fondre le gras de baleine.

Par ailleurs, on sait que les Amérindiens fréquentaient aussi l'île aux Basques depuis longtemps. Il est probable que les deux peuples y pratiquaient le commerce. Certains considèrent l'île aux Basques comme le lieu des premiers échanges commerciaux entre Européens et Amérindiens dans le Saint-Laurent.

Le pidgin
Les Basques ont donc eu des contacts importants avec des peuples amérindiens, notamment avec les Micmacs et les Innus (appelés souvent «Montagnais»). Des peuples aux langues aussi différentes que les Basques et les Amérindiens devaient évidemment trouver un moyen de communiquer pour réaliser ces échanges commerciaux. Quand deux peuples doivent franchir la barrière linguistique pour se comprendre, deux possibilités se présentent : ou bien l'un apprend la langue de l'autre (comme c'est le cas dans la plupart des échanges commerciaux modernes), ou bien on crée ce qu'on appelle un pidgin.

Un pidgin est une langue extrêmement simple, au vocabulaire assez restreint et à la grammaire rudimentaire, qui se crée spontanément pour faciliter la communication entre individus ou peuples ayant des langues différentes. Pour construire le pidgin, les locuteurs utilisent des mots de leur langue maternelle, qu'ils organisent selon une version très simplifiée de la grammaire de leur langue. Si un pidgin survit assez longtemps et que son contexte d'utilisation s'élargit, il est possible qu'il devienne la langue maternelle des enfants des deux communautés. Un pidgin appris par des enfants s'appelle un créole.

Il n'a jamais existé de créole basque-amérindien. Mais est-il permis d'imaginer que des peuples ayant eu des contacts pacifiques, comme c'est le cas pour les Basques et les Amérindiens, aient développé un pidgin ? Peter Bakker, chercheur à l'université d'Amsterdam, pense que oui.

Les historiens ont cru pendant un certain temps à l'existence d'un pidgin à base de français en Amérique. Après un examen du lexique de ce pidgin, on constate que les mots qui semblaient d'origine française sont tous des mots qui se retrouvaient aussi en basque (par emprunt). De plus, ces mots possédaient un trait morphologique propre au basque : ils se terminaient presque tous par un -A, lettre qui marque le caractère défini d'un mot basque. Le mot pidgin «kapitaina» ('capitaine') en est un bon exemple : mot apparemment français, il existe aussi en basque, où il nécessite le morphème défini -A lorsque pris en isolation.

Le pidgin basque-amérindien (qu'on appelle «souriquois») contient évidemment des mots d'origine véritablement basque. Ainsi, en 1616, un missionnaire jésuite de Port-Royal en Nouvelle-Écosse relève le mot «Adesquidex» («adiskide» signifie 'ami' en basque) utilisé par les Amérindiens lorsqu'ils venaient à leur rencontre. De la même façon, un missionnaire français de Tadoussac note en 1603 que les Innus (aussi appelés «Montagnais») utilisent le mot «ania» («anaia» signifie 'frère' en basque), et ce uniquement pour aborder les Français (alors qu'ils utilisent le mot innu «nichtais» entre eux pour désigner un frère). Le nom du pidgin lui-même, «souriquois», semble d'origine basque : «souriquois» pourrait vouloir dire «celui de Souris» (une rivière du Nouveau-Brunswick où les Basques avaient un comptoir de commerce) ; peut-être aussi est-ce un dérivé du basque «zurikoa», qui signifie 'celui du Blanc', faisant allusion au fait que ce pidgin n'est utilisé par les Amérindiens que lors de leurs contacts avec les Blancs.

Peter Bakker a examiné le lexique du pidgin souriquois pour tenter d'en dégager les mots dont l'origine basque est la plus probable. En se basant sur différentes informations historiques et linguistiques pour éliminer les mots dont la ressemblance avec le basque ne serait que pure coïncidence, il en arrive à une liste de quelques dizaines de mots, parmi lesquels les suivants :

pidginbasque
elege, 'roi'errege 'roi'
endia, 'plusieurs choses'handia , 'grand'
kea, 'fumée'kea, 'fumée'
kezona, 'homme'gizona, 'homme'
makia, 'bâton'makila, 'bâton'
echpada, 'épée'ezpata, 'épée'
origna, 'orignal'oreina, 'orignal'

Qui utilisait le pidgin basque ?
Évidemment, le pidgin basque était utilisé par ceux qui l'ont développé, à savoir certains peuples amérindiens (Innus et Micmacs) et les Basques, mais peut-être aussi par les colons français. La présence de quelques mots basques en français québécois et servant à décrire des réalités nord-américaines pourrait indiquer que les Français avaient quelques notions de pidgin basque. L'exemple par excellence est le mot québécois 'orignal' (désignant un animal nord-américain), qui tirerait son origine du basque 'oreina'.

Mathieu Da Costa, utilisateur du pidgin basque-amérindien.

Mais là ne s'arrête pas la liste des utilisateurs du pidgin basque ! Historiquement en Amérique, il était fréquent pour les Européens de recourir à des interprètes noirs dans leurs contacts avec les Amérindiens. L'un d'eux, Mathieu Da Costa, a servi d'interprète entre Français et Micmacs vers le début du 17e siècle. Sur le site internet du gouvernement du Canada, on peut lire que «Mathieu Da Costa parlait probablement le français, le hollandais, le portugais ainsi que le pidgin basque. En fait, le pidgin basque était sans doute la langue de commerce la plus couramment utilisée avec les peuples autochtones».


La fin du pidgin
L'aventure basque en Amérique prend fin quand la France impose un monopole sur les richesses de la Nouvelle-France et interdit à quiconque d'en faire l'exploitation. Les Basques deviennent alors indésirables dans les colonies françaises. Désireux de poursuivre leurs affaires en Amérique, des Basques de Donibane-Lohitzune font alliance avec les Micmacs pour contrer les Français et continuer à commercer. Mais la présence française est trop importante et les Basques doivent céder vers le milieu du 17e siècle, ce qui entraîne évidemment l'extinction du pidgin.

Conclusion
La linguistique historique est un jeu bien dangereux, où les conclusions hâtives et les hypothèses fragiles sont monnaie courante. Par exemple, dans le Québec d'aujourd'hui, il est généralement admis que le verbe «canceller» utilisé par les Québécois est un anglicisme, alors qu'une petite recherche permet de constater qu'il n'en est rien et que ce mot vient en fait de l'ancien français. Si les mots qui s'entendent dans le Québec du 21e siècle sont sujets à des analyses aussi chancelantes, qu'en est-il de ceux qui ont été prononcés voilà de cela quatre siècles dans un pidgin oral n'ayant laissé que quelques traces écrites ? Il faut donc rester prudents. Les traces de mots basques en Amérique sont-ils les témoins d'un pidgin ou tout simplement l'écho de quelques mots empruntés ici et là par les Amérindiens ? Faute de se prononcer clairement sur le statut de cet outil de communication qu'était le souriquois, on peut au moins se hasarder à dire que les Basques et les Amérindiens semblent avoir eu des contacts assez fraternels pour leur permettre d'échanger des mots aussi cordiaux que «ami» et «frère»...

Références et liens :

Les Basques en Amérique :
. Parc de l'aventure basque en Amérique (PABA) (en français): http://www.paba.qc.ca/
. Recherches amérindiennes au Québec, «Vers une chronologie des occupations basques du Saint-Laurent du xvie au xviiie siècle : Un retour à l'histoire» et «La traite des fourrures et les noms de tribus : quelques ethnonymes amérindiens vraisemblablement d'origine basque dans le Nord-Est» (en français): http://www.recherches-
amerindiennes.qc.ca/resumefr.html

(1994 (volume XXIV) n° 3 - Troc, trafic et commerce )

Informations linguistiques sur le pidgin basque :
. Geonative (en basque et en anglais): http://www.geocities.com/Athens/9479/kreole.html#3
. Bakker, Peter. «The Language of the Coast Tribes is Half Basque : A Basque-American Indian Pidgin in Use between Europeans and Native Americans in North America, ca. 1540-ca. 1640». University of Amsterdam. (en anglais)

L'usage du pigdin basque-amérindien dans le commerce en Amérique
. Patrimoine canadien (en français): http://www.pch.gc.ca/progs/multi/black-noir/index_f.cfm
. Patrimoine canadien (en anglais) : http://www.pch.gc.ca/progs/multi/black-noir/index_e.cfm
. Black History Month Association (en anglais): http://www.chebucto.ns.ca/Heritage/BHMA/dacosta2.html


Compte-rendu d'une présentation donnée lors d'un cours de langue basque à Montréal, janvier 2003.

Euskonews & Media 213. zbk (2003 / 06 / 6-13)

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