Alors qu'en été
c'était les Fêtes Dieu que j'affectionnais le plus,
en hiver c'était la Noël que je préférais.
Je parle de celle que j'ai connue dans ma ferme natale vers 1947-1948
environ. Cela fait donc un demi siècle !
Et là, tout de suite c'est le village de Lantabat en Basse-Navarre
qui me vient à l'esprit. Un village relativement grand
avec ses quatre clochers, disséminés le long d'une
longue vallée de dix kilomètres et disposés
comme des sentinelles. Ce que je me remémore ici c'est
le temps où plus de cinq cent personnes vivaient là,
la plupart dans des fermes qui tiraient leurs ressources des
travaux agricoles : blé, maïs, vigne, vaches, brebis,
porcs, volailles en alternant même avec d'autres produits.
Quand je pense à ces années-là, il me semble
que nous vivions au Moyen Age car il n'y avait encore ni routes,
ni électricité, ni eau courante, ni téléphone,
ni moteur ! Mais tout de même, à la différence
du Moyen Age, chaque famille disposait d'une bicyclette, souvent
moitié rouillée, achetée en ville à
Bayonne, ou à Pau, ou à Saint-Palais ou à
Saint-Jean-Pied-de-Port, au marché ou dans une foire,
à moitié prix et ce, comme il se dit à Lantabat
: "aussi cher que le sang" !
Ces modes de vie nous montrent, combien les Noëls de 1947
et 1948 comparés à ceux d'aujourd'hui étaient
modestes. Modestes en apparence peut-être, mais en réalité
? En tous les cas, pour des morveux comme nous, sûrement
pas !
Les jours raccourcissant et refroidissant, quand on entendait
les brebis bêler de plus en plus fort autour de la maison,
c'était comme si on pressentait l'approche d' une bonne
nouvelle en ce mois de décembre. Et tant mieux ! si dans
l'étable deux vaches vêlaient, si dans la porcherie
glissante tapissée de paille, la truie aux oreilles tombantes
devait mettre au monde tout à coup les uns après
les autres ses sept, huit ou aussi bien onze porcelets, si encore
dans la bergerie il y avait un ou deux agneaux venant de naître,
avec leurs gros yeux brillants et leur petite queue, et qui regardent
tout à coup ébahis.
Vraiment avec tant de faits singuliers, il nous semblait qu'un
événement mystérieux et chaud allait grandissant
et s'épaississant au fur et à mesure que les jours
avançaient. Justement, à entendre l'église
ou à écouter les conversations de la maison familiale
ne nous était -il pas évoqué un autre mystère
ou une nouvelle naissance ? Celle du merveilleux enfant Jésus
! Et, sans doute atteignions-nous là le sommet du miracle
! Mais les pieds bien sur terre ! Pour ne pas oublier l'essentiel,
en restant très proches des chaussures qui servent à
marcher sur le sol ! Même que justement, la veille de Noël
, ou peut-être même une semaine avant, nous nous
mettions à astiquer une paire de chaussures, n'y laissant
aucune trace de boue, à genoux comme pour la prière.
Puis il fallait les faire briller avec la meilleure cire et les
rendre scintillants. Pensez donc si nous étions dans l'attente
d'un événement grandiose !
De toutes façons et en premier lieu quelle fête
pour ces chaussures ! Avec les frères et soeurs, nous
les alignions comme des soldats près de la cheminée.
Et d'ailleurs ils n'étaient pas prêts d'être
à nouveau si bien nettoyés, comme si nos pauvres
mère et grand-mère, parmi tous les autres travaux,
n'en faisaient pas autant tous les dimanches malgré toutes
leurs autres occupations ! Mais ces dimanches là n'étaient-il
pas jours ordinaires comparés au jour de Noël ! Ce
dernier avait dans l'hiver pluvieux, froid et pesant, un éclat
particulier, disons comme si le mystère bondissait devant
nos yeux de façon merveilleuse, à la manière
d'une grande pelote colorée. Et tant mieux, si du ciel,
cette nuit-là, devait tomber un duvet blanc sur les toits,
prés, clôtures et arbres comme si quelqu'un avait
posé dessus des draps tout blancs.
J'avoue tout de suite, que la partie la plus douce comme la plus
longue de ce mystère de Noël se situait avant la
messe de Minuit, quand on se réunissait pour souper chez
nous, avant d'aller aux offices de l'église, en compagnie
de tante et cousins d'Elgartia, et ceux de chez Goanetxia, comme
aussi, parfois avec Mari Jauberri, la bavarde. Quelle tablée
dans cette cuisine, là tout d'un coup, et que tous parlent
à qui plus fort !
Dans la cheminée un tronc de châtaignier, bien
difforme se met lui aussi tout à coup à tirer des
coups de feu tout en dispersant n'importe où des étincelles,
sifflotant aussi bien et en lançant des pets amusants.
Vraiment, nous sommes en fête !
Mais chut ! Qu'est-ce-que ce toc toc sur la vitre de la cuisine
! " c'est le rouge gorge qui a perdu la trace de Jésus"
diront les uns ! "Non les enfants ! c'est un messager envoyé
par un pauvre du village, afin qu'on se souvienne de lui !"
diront les autres.
Au plafond de la cuisine est suspendu à un crochet
une vieille lampe à pétrole, ici ce sont deux minces
bougies posées toutes droites, là-bas sous la fenêtre
de la cuisine, repose sur la pierre plate du potager une lampe
à carbure brillant plus que les autres de sa lumière
pâle et ardente. Quelle foire aux lumières ! Pourtant
nous ne sommes pas à l'église ici et c'est bien
là-bas qu'on aura à voir tant de lumières
! Mais, avant d'y arriver, il nous faut bien nous tenir devant
tant de gens. Nous sommes, nous autres, des enfants bien élevés
et nous devons faire honneur à la maison.
Et dire que Jésus viendra bientôt remplir nos
chaussures ! Nous en tous les cas, les cinq frères et
soeurs, c'est bien à cela que nous pensions le plus !
Maman et grand-mère ont mis toute leur intelligence
sur les grandes aiguilles de la pendule qui, derrière
la porte de la cuisine, veille sur tous nos mouvements. Et lorsque
les deux couteaux vont se rattraper l'un, l'autre, du même
côté, pour marquer minuit, tout ce grand groupe
de personnes va se lever pour aller à l'église.
Ici, tout est embelli de riches tentures et de fleurs avec
au moins dix mille lumières qui semblent mettre le feu
à l'autel. Et dire qu'il faudra encore attendre ici deux
heures, avant de revoir nos chers souliers. Mais si par hasard,
Jésus , ne pouvant transporter tant de cadeaux et pour
alléger son dos, laissait chez nous dès maintenant
ce qu'il compte nous donner ? Et que sera mon cadeau cette année
?
A la maison tout le monde savait que cette fois je voulais
absolument une petite lampe électrique et surtout pas
de chemise ou de pantalon neufs, ni non plus de sabot en chocolat
et autre babiole inanimée de ce genre. Mais une lampe
électrique, exactement comme la petite lampe rouge que
j'avais vue à vendre au marché de Saint-Palais.
Une vraie lampe, quoi ! et qui fait vraiment de la lumière.
Oh, si Jésus pouvait m'entendre ! Je serais prêt
à être son missionnaire ! Mais il me faut voir d'abord
la lampe électrique ! Cela m'est égal de savoir
ce qu'auront comme cadeau mes frères et soeurs. Ce que
je sais moi c'est la ferveur avec laquelle j'ai dit les prières
avant d'aller au lit durant presque tout le mois de décembre.
Et aussi quel coeur j'ai mis à tous les petits travaux
de la maison que ma mère m'a commandés. Ce qui
fait que je suis tout à fait apte à aller n'importe
où en me tenant par la main de Jésus !
Voici que, tout de même, s'achève la messe de
Noël, et ce n'est pas trop tôt . L'idée que
je pourrais bientôt avoir en mains la lampe électrique
ne me quitte vraiment pas. J'en ai la tête fendue. Et lorsque
les autres de la maison s'assoient à nouveau au coin du
feu et qu'ils évoquent les habits neufs des uns et des
autres, bosse ou bout du nez rouge de celui-là, devisant
et devisant toujours tout en prenant quelques gorgées
de chocolat au lait ou en mordant aux derniers morceaux de massepain,
c'est que moi, en tous les cas je m'en vais au lit.
C'est de là-bas que j'attendrai le premier déclic
lumineux de ma lampe électrique ! "oh Nuit de Noël
, nuit d'allégresse" ! c'est ce qu'ils chantaient
à tue tête tout à l'heure à l'église.
Mais, pour moi quelle longue nuit, encore ! Manex Pagola, Ethnologue. |