La Fête-Dieu face á ses interprétations en Pays Basque nord
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Traduction au français de l'original en basque
Xabier Itcaina

1 - Une fête religieuse marquée au sceau de l'hétérodoxie.

La Fête-Dieu apparaît dans le monde catholique au XIIème siècle, bien que l'Eglise ne l'institue officiellement qu'en 1264. Cette fête, centrale dans la symbolique catholique, célèbre le printemps de l'Eucharistie, le jeudi suivant la Pentecôte. La liturgie du jour rappelle la transformation du pain en corps du Christ (transsubstantiation) et invite les fidèles à la communion. Selon l'ordonnancement de Saint-Thomas d'Aquin, qui avait pour modèle le rite des Rameaux, une procession du Saint-Sacrement est organisée ce jour-là dans les rues de la cité. La fête, souligne l'anthropologue Antoinette Molinié (1), est marquée sous le signe de l'hétérodoxie: la doctrine de l'Eglise donne peu d'instructions pour cette cérémonie, et dès le départ, laisse une grande place à la créativité. Le fait que le rituel ne soit pas relié au cycle de la vie du Christ (finalisé à Pâques), renforce cette liberté: en définitive, la base normative de la fête est plutôt générale et abstraite. Ce manque de précepte a laissé une grande liberté aux cultures et aux savoirs populaires. Grâce à cette marge de manœuvre théorique, l'amplitude des rituels est importante dans le monde catholique. A l'occasion de la Fête-Dieu par exemple, les communautés indiennes des monts péruviens du Qoyllurit'i se reconstituent en «nations» et renforcent ainsi symboliquement leur identité collective. Lors de cette fête, rites indiens et catholiques se mêlent: la glace recueillie dans la montagne est transformée en hostie par les danseurs et par les pèlerins, sorte d'ajustement des mythes anciens et des pratiques et des croyances importées. Plus proche de nous, l'historien et anthropologue navarrais Julio Caro Baroja (2) a mis en lumière l'utilisation dans les Fête-Dieu espagnoles de certains rites renvoyant à la fois à des croyances anciennes et à des représentations socio-politiques contemporaines. Dans le village de La Mancha (Camuñas) étudié par A. Molinié, ceux qui «s'habillent» pour la Fête-Dieu sont divisés en deux groupes: les danseurs (danzantes) et les pécheurs (pecados). Chaque groupe a son interprétation différente de la fête, qui se transmet de génération en génération. Ainsi, dans le même village coexistent deux lectures totalement différentes, l'une officielle et l'autre semi-clandestine, mais toutes deux historiquement transmises depuis plusieurs générations. En d'autres termes, la pluralité des interprétations accompagne la fête dès ses origines (3).

2. La pluralité des interprétations.

Le linguiste L. Michelena (4) soulignait que le mystère de la langue basque ne venait pas tant de sa nature que de sa pérennité. De même, la particularité de la Fête-Dieu du Pays Basque ne vient-elle pas de ses caractéristiques, mais plutôt de sa permanence. Le «stock» de gestes, de musiques, de costumes et de pas exhibés à cette occasion évoquent en grande partie un modèle festif très répandu dans l'Europe pré-révolutionnaire. La permanence des formes, cependant, génère de plus en plus d'interrogations autour de leur signification. Or, il s'agit de distinguer la signification intrinsèque prêtée au symbole et le sens du même signe tel qu'il est visé par les acteurs du rituel. Les deux dimensions s'imbriquent pour constituer la réalité de l'acte. Il est en ce sens abusif de rejeter comme fausse l'interprétation très répandue dans les villages de labourdins et bas-navarrais: les costumes et la musique seraient des legs de l'époque napoléonienne, ramenés par quelque grognard de passage, etc. Le problème n'est pas tant de savoir si les soldats de l'Empire se sont ou non arrêtés à Iholdy, mais plutôt de comprendre pourquoi les gens d'Iholdy ont construit et maintenu cette explication. La Fête-Dieu, en ce sens, attend toujours son herméneutique. Les représentations des acteurs dévoilent des croyances et des valeurs, en un mot, sont des révélateurs de sens. Le prestige de l'uniforme, la musique et l'ordonnancement militaire ont longtemps structuré les imaginaires en Pays Basque, y compris - et peut-être surtout - dans les zones les plus rurales et les plus bascophones. Un patriotisme qui ne se référait pas forcément à la République, longtemps perçue comme un régime anticlérical, mais plutôt à la Nation française. On sait, dans ce domaine, quel fût le rôle de l'Eglise basque, en particulier au moment de sceller cette alliance par la légitimation du sacrifice de 1914. La mentalité «ancien combattant» a été très forte en Pays Basque intérieur et il n'est pas rare, dans certains villages, de voir s'exhiber à l'occasion de la procession de la Fête-Dieu les drapeaux tricolores renvoyant aux trois conflits de 1914-1918, 1939-1945, et d'Afrique du Nord. Dans un tel climat, on comprend mieux la genèse et le succès d'une lecture militariste du rituel.

L'interprétation des acteurs, cependant, ne s'arrête pas là. La lecture militariste elle-même est minoritaire au sein des significations mises en compétition. La Fête-Dieu est d'abord une fête qui conjugue la danse, la grâce du makilari (tambour-major), les fleurs, les rues jonchées de verdure, les draps blancs aux fenêtres et la lumière de l'ostensoir (le «Saint soleil» en basque). Les travaux remarquables de l'ethnologue Jean-Michel Guilcher (5) et ceux du Bénédictin M. Etchehandi (6), ont souligné en particulier l'importance de la danse dans cette mise en scène. Un même acte, du coup, prend un sens bien différent: le jeune qui prend un fusil devient d'abord le jeune qui imite son père, et qui s'inscrit dans le fonctionnement de la tradition. Peu importe, à la limite, que l'objet témoin de cette affiliation soit un fusil, un bâton ou des fleurs. Il se trouve que pour la Fête-Dieu, l'objet totémique est un fusil. Mais l'interprétation militariste elle-même est multiple. Depuis peu, en effet, une nouvelle lecture se répand en terre basque, qui a elle aussi d'excellentes raisons de «fonctionner» comme grille de compréhension du symbolique: les hommes armés qui entourent la procession ne sont plus des relents impériaux (impérialistes?) mais plutôt le souvenir des milices provinciales et urbaines d'Ancien Régime, à recrutement paroissial. L'histoire, ici, est un recours précieux, et les preuves archivistiques abondent en ce sens, surtout autour de la procession médiévale puis moderne du «Sacre» à Bayonne. Dans cette interprétation, les soldats ne sont pas le souvenir folklorisé d'une armée française conquérante, mais un témoin vivant de la personnalité juridique des «hommes francs» du Labourd et de Navarre, avant la Révolution de 1789. L'arme, alors, n'a plus du tout la même signification. Défiler le fusil à l'épaule ou l'épée au côté une fois l'an devient alors le signe du droit des personnes et du pays. Cette lecture, écartée pendant longtemps, connaît un renouveau grâce aux lectures foralistes importées du sud, et plus précisément des lectures des défilés (alardes) des villes Guipuzcoannes d'Irun et de Fontarrabie. En Guipuzcoa, les guerres carlistes ont rempli un rôle assez proche des guerres napoléoniennes au nord, en donnant naissance à une esthétique spécifique, faite d'uniformes, de musique, de poudre et d'euphorie festive.

Un autre aspect de ces défilés civico-militaro-religieux doit être évoqué ici. «La Fête-Dieu, me disait, avec une ironie à demi-feinte, une jeune labourdine, «c'est une fête de garçons. Ça, on leur laisse.» Traditionnellement, en effet, la partie la plus spectaculaire de la Fête-Dieu a toujours été à la charge des jeunes célibataires masculins. Et il est vrai qu'actuellement, la participation des filles aux «costumés» de la Fête-Dieu est quasi-nulle (à l'exception des petites filles lanceuses de roses), alors qu'elles ont investi sans problème majeurs les autres grands rites dansés en Pays basque nord (carnavals, charivaris, danses souletines). Cette situation, cependant, n'a pas provoqué ici de conflit majeur ni de réaction viscérale anachronique, comme cela a pu être observé sur d'autres terrains (7).

Une lecture inspirée d'E. Durkheim (8) verrait dans la Fête-Dieu un village en représentation face à lui-même. Dans les processions de nos villages, en effet, les générations et les sexes apparaissent en tant que tels. Les espaces constitutifs du village sont également mis en scène: à Valcarlos (Navarre) les six hommes qui portent le dais protégeant le Saint-Sacrement sont choisis à tour de rôle par quartier. A Sainte-Engrâce (Haute-Soule), la croix processionnelle est portée, à tour de rôle, par les propriétaires des prairies et des champs qui bordent le parcours de la procession, à Itxassou (Labourd), le premier et le dernier danseur de la danse chaîne (dantza korda) exécutée à cette occasion étaient pris dans des quartiers, à tour de rôle, à la Fête-Dieu et à l'Octave. Dans le même village, le capitaine des jeunes était choisi dans le quartier de l'Eglise, situé exactement à mi-chemin entre les quartiers de la plaine et ceux de la montagne: à sa charge, par conséquent, de répartir équitablement les rôles de la «milice» entre les deux parties du village et de respecter le principe d'alternance. Dans ce village comme dans d'autres, les itinéraires de la procession variaient entre la Fête-Dieu et l'Octave, comme s'il fallait marquer symboliquement toutes les dimensions d'un espace villageois humanisé. Les hiérarchies anciennes, enfin, sont en permanence remémorées: à Itxassou, les quatre porteurs du dais sont les occupants des anciennes maisons médiévales nobles ou infançonnes. De façon générale, une lecture inspirée de S. Ott (9) pourrait être fonctionnelle ici. L'anthropologue britannique a montré que les principes de rotation et d'alternance sérielle organisaient l'ensemble des relations sociales et symboliques dans un village souletin. Il serait intéressant de confronter cette lecture à une analyse du rituel de la Fête-Dieu, du moins dans sa version supposée «pure». Les symboles, en d'autres termes, s'entremêlent dans cette fête aux significations multiples.

3. La Fête-Dieu n'est pas encore un «produit culturel»

Une interprétation, en revanche, n'a pas encore connu son heure de gloire, au grand bénéfice, du reste, de la fête elle-même. La Fête-Dieu, ce n'est pas de la «culture», au sens restreint généralement accolé à ce terme: la festivité ne s'inscrit pas dans un espace «culturel» autonome, au même titre qu'un espace «économique», «politique» ou «social». Selon cette vision restrictive, la culture devient un champ autonome géré par des institutions publiques ou privées, un objet de politiques publiques. J'ai montré ailleurs (10) comment la danse en particulier avait pu connaître un phénomène similaire d'objectivation ou de réduction culturelle, au prix d'un transfert sémantique de la «culture populaire» (notion elle-même très discutable) vers la «culture basque». Michel de Certeau (11) a bien analysé ce phénomène à l'échelle française. L'anthropologue Denis Laborde a bien analysé quant à lui la valse-hésitation provoquée par ce phénomène d'institutionnalisation culturelle en Iparralde (12). Une telle évolution, qui a fortement touché, par exemple, les célébrations carnavalesques, a épargné la Fête-Dieu: celles-ci ne sont toujours pas organisées par des associations-loi 1901, elles ne font l'objet d'aucune coordination inter-villageoise et ne bénéficient d'aucun recours financier extérieur. Dans un contexte d'uniformisation culturelle - y compris au sein de la sphère identitaire basque - la Fête-Dieu fait figure d'exception, de survivance s'ajustant mal à la nouvelle codification culturelle basque. L'univers symbolique de la Fête-Dieu est saturé de sens, de messages et de signes qui ne sont pas «politiquement corrects»: la fête reste d'abord un rituel religieux, et chacun sait avec quelles difficultés le monde basque gère la trace historique - la référence - laissée par une longue interaction avec l'Eglise catholique; deuxièmement, l'arsenal, au sens propre et figuré, militariste français reste omniprésent durant le rituel (drapeaux, commandements, pas ordinaire, pas redoublé, aux champs…). Le regard extérieur peine parfois à cadrer ce qu'il perçoit comme une grande contradiction organisée. De l'intérieur, pourtant, la pluralité interprétative ne se réduit pas forcément à des impressions contradictoires. Cette fête doit plutôt être perçue comme une illustration supplémentaire de la dimension variable et constamment renégociée des affiliations identitaires. H. Eidhem (13), dans la lignée de F. Barth, notait en 1969 que les Saami du nord de la Norvège valorisaient ou au contraire dissimulaient leur condition de Saami en fonction des situations concrètes d'interaction. W. Douglass et S. Lyman ont appliqué une démarche très proche aux Basques d'Amérique du Nord, en montrant qu'un Basque se définirait comme Biscayen face à un Guipuzcoan, comme un Basque du Sud face à un Bas-navarrais, comme un Basque face à un Espagnol, etc.(14). Celui qui «s'habille» pour la Fête-Dieu témoigne de la plasticité de l'identité, et des liens complexes entre identité individuelle et collective. Puisse cette polysémie symbolique et identitaire perdurer encore longtemps dans une société basque définitivement plurielle.


(1) Antoinette MOLINIE, "Herméneutique sauvage de deux rites réputés chrétiens (Les Andes, La Mancha)", L'Homme, 142, 1997, p.8. (RETOURNER)
(2) Julio CARO BAROJA, El estío festivo. Fiestas populares de verano, Madrid, Taurus, 1984. (RETOURNER)
(3) Antoinette MOLINIE, op. cit. Puor une vision comparatiste, voir: Antoinette MOLINIE (dir.), Le Corps de Dieu en fêtes, Paris, Cerf, 1996. (RETOURNER)
(4) Luis MICHELENA, "El largo y difícil camino del Euskera", El Libro blanco del Euskera, Bilbao, Euskaltzaindia, 1977. (RETOURNER)
(5) Jean-Michel GUILCHER, La tradition de danse en Béarn et Pays Basque français, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, 1984. (RETOURNER)
(6) A. Marcel ETCHEHANDY, Jantza Eskual Herriko elizetan, Bayonne, Fedea eta kultura, 1989. (RETOURNER)
(7) Sur les polémiques autour des alardes d'Irun et de Fontarrabie, voir, pour une vision anthropologique: Margaret BULLEN, "Gender and identity in the Alardes of two Basque towns" in William A. Douglass, Carmelo URZA, Linda WHITE, Joseba ZULAIKA (ed.), Basque cultural studies, Reno, University of Nevada, 1999, p. 149-177. (RETOURNER)
(8) Emile DURKHEIN, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Le livre de Poche, 1991. (RETOURNER)
(9) Sandra OTT, Le cercle des montagnes: une communauté pastorale basque, Paris, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1993 [The circle of mountains, a Basque shepherding community, Oxford, Oxford University Press, 1981]. (RETOURNER)
(10) Xabier ITCAINA, "Danse, rituels et identité en Pays-Basque français", Ethnologie française, 26, 3, 1996, p. 490-503, eta "Dantza Ipar Euskal Herrian: herri kulturatik euskal kulturarat", XV Jornadas de folclore y cultura tradicional, Ortzadar, Iruña-Pamplona. (à paraître dans Sukil, octobre 2000). (RETOURNER)
(11) Michel de CERTEAU, La culture au pluriel, Paris, Christian Bourgeois, 1980. (RETOURNER)
(12) Denis LABORDE, "Politique culturelle et lengue basque. Le Centre culturel du Pays Basque (1984-1988)", Lapurdum, 2, 1997, p. 339-354. (RETOURNER)
(13) Harald EIDHEM, "When identity is a social stigma" in Fredrik BARTH (ed.), Ethnic groups and boundaries, the social organization of culture difference, Bergen, Oslo, Tromso, Universitetsforlaget, 1969, p. 39-57. (RETOURNER)
(14) William A. DOUGLASS, Stanford M. LYMAN, "Ethnicity: strategies of collective and individual impression management", Social Research, 15, 1973, p. 344-365.
(RETOURNER)
Xabier Itcaina, Docteur en science politique, ATER à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour.

Euskonews & Media 102.zbk (2000 / 12 / 1-15)


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