Natalie Morel Borotra

Musicologue a gagné l’année passée le prix 2003 de la Ville de Bayonne et de Eusko Ikaskuntza

"L’opéra était partie prenante d’une opération culturelle, sociologique et politique importante : celle de prouver que la culture basque n’était pas inférieure aux autres puisque, justement, elle était capable de créer un opéra"

Robert Scarcia
Itzulpena euskaraz

Ce prix de la Ville de Bayonne et de Eusko Ikaskuntza avait été décerné au beau livre publié par la musicologue Natalie Morel Borotra aux éditions Izpegi : L'opéra basque. L'oubli injustifié dans lequel était tombé ce genre qui remua pourtant les foules du Pays Pasque entre 1884 et 1937, est désormais réparé. On pouvait craindre un ouvrage par trop spécialisé, il s’agit au contraire d’un livre qui interpelle l’histoire culturelle dans son ensemble et qui se lit d'un bout à l'autre avec beaucoup d'intérêt. Rappelons que ce prix honore chaque année une personne ayant œuvré de façon significative pour la culture basque et la science en Iparralde.

Natalie Morel Borotra, pourquoi un livre sur l’opéra basque ?

J’ai trouvé que le phénomène de l’opéra en Pays Basque était extraordinaire à analyser au niveau sociologique. J'avais été frappée par le fait que l’opéra en Pays Basque était associé à un dynamisme culturel énorme, très en prise avec la population. Les journaux faisaient par exemple leur une quand un opéra était créé. Il s'agissait en l'occurrence de journaux de tendances diverses, puisque tout le monde essayait quand même de récupérer l’opéra. Ceux d’obéissance nationaliste se gargarisaient, tandis que d’autres publications, moins marquées, mettaient en valeur le fait que tout était fait avec des ressources locales. Il y avait une identification énorme du public avec ce qui se passait sur scène. Toutes les classes sociales se sentaient interpellées. On organisait des représentations populaires, les chemins de fer proposaient des liaisons spéciales pour amener les gens voir les opéras. Il y avait là un impact social important. L’essentiel du phénomène dure un demi siècle, de 1884 à 1937. Ce sont les compositeurs eux-mêmes qui parlent d’opéra "basque", ce sont eux qui définissent ainsi leur œuvre. Je me suis arrêtée en 1937, au début de la guerre civile espagnole. Notons, pour l'anecdote, qu'il y eut cette année - là un opéra comique basque à l’exposition universelle de Paris. Le phénomène de l’opéra basque était tellement lié à la prise de conscience identitaire qu’après cette date, cela devient carrément autre chose.

Argazkia
Natalie Morel Borotra le jour de la remise du prix 2003 de la Ville de
Bayonne - Eusko Ikaskuntza.

Qui étaient les auteurs des opéras basques ?

L’opéra basque impliquait beaucoup d’acteurs de la vie culturelle, écrivains, poètes, peintres et musiciens. En général, il s'agissait d'artistes reconnus qui trouvaient intéressant de participer à ce qui était un peu une aventure nouvelle, celle de l’opéra basque.

Pourquoi ont-ils voulu créer un opéra basque ?

L’opéra était un genre prestigieux dans la seconde moitié du 19e et au début du 20e. C'était vraiment étant le grand genre; si on était capable d’avoir un opéra on était au top de la civilisation. L’opéra était partie prenante d’une opération culturelle, sociologique et politique importante : celle de prouver que la culture basque n’était pas inférieure aux autres puisque, justement, elle était capable de créer un opéra. Dans le contexte de l’époque, un contexte de revendications nationales un peu partout en Europe, l’opéra permettait de se légitimer en tant que nation, de montrer que les basques avaient les attributs culturels d’une nation, et, par la même occasion, qu'ils étaient distincts des Espagnols et des Français. C’est un peu ce qui s’est passé ailleurs en Europe. L’opéra basque a été le fruit d’un mélange de culture urbaine et traditionnelle dans la perspective identitaire et nationale. Au Pays Basque, on puise dans la tradition de l’opéra franco italo-allemand, on confère une couleur nationale au niveau de la musique en intégrant des mélodies populaires, au niveau de la chorégraphie on inclut des danses populaires, et on ajoute une histoire qui se passe dans la région.

Quand une conscience nationale émerge, on assiste au même processus en ce qui concerne la musique. L’opéra a toujours eu une place déterminée. Encore au début du 20e, on démontrera que l’opéra est autochtone en s’appuyant sur la culture populaire.

L’opéra basque se développe-il plus au sud ou au nord de la frontière ?

L'opéra étant un genre plutôt urbain, c’est beaucoup plus du côté espagnol que cela se passe. On a besoin en outre de beaucoup de monde pour monter un opéra : solistes, choeur, orchestre... Ce qui est évidemment plus facile dans un cadre urbain. Ceci dit, le librettiste Etienne Decrept était de Bayonne et la mère du compositeur Charles Colin était de Ciboure, son père étant par ailleurs lié au monde artistique puisqu’il avait des contacts avec les expressionnistes français. En fait, Decrept et Colin, basques du nord, ont écrit en 1909 à Bilbao, la plus grande ville basque du sud, l’opéra Maïtena, œuvre qui a longtemps été considérée comme l’archétype de l’opéra basque... On peut donc dire qu’il y avait des contacts importants des deux côtés de la frontière.

Quelles histoires sont mises en scène ?

Il y en a de deux types. Le sujet historique qui en général s’inscrit totalement dans le processus de récupération nationale. On choisit des épisodes historiques qui serviront de grille de lecture pour décrire la situation actuelle. Par exemple…Les basques contre les romains au début de l’ère chrétienne… Bien évidemment, personne n’est dupe… Tout le monde y voit la lutte d’émancipation des basques d’Espagne. Tout à fait comme quand Verdi écrit Nabucco et parle des Hébreux qui luttent pour se libérer du joug égyptien... Chacun comprend le code et voit qu'il s'agit en réalité des Italiens luttant contre les Autrichiens...

Nous trouvons d'autre part, comme sujets principaux, des histoires tirées de la chronique paysanne. Des histoires d’amour lyriques dans le contexte traditionnel du Pays Basque. Tout ce qui est traditionnel est ainsi valorisé, alors que jusque là le monde paysan était considéré comme étant primitif, à connotation péjorative. Plus c’est rustique, plus c’est authentique. Cela permet en outre de se démarquer en tant que peuple distinct.

Des personnages bons et des méchants très typés ?

Pas vraiment. Contrairement à certaines zarzuelas basques où il y a des caractères de traître, comme celui qui revient du service militaire espagnol complètement gagné à la cause espagnole et qu'il finit par voler les curés, le pire que l'on puisse faire…

Dans l’opéra on ne retrouve pas ces traits, mais plutôt une exaltation du monde rural et, dans une moindre mesure, du monde maritime. Tout cela évidemment complètement idéalisé... Les bergers dans la montagne mènent une vie idéale… C’est un peu l’Arcadie.

Dans la pratique, comment se montait un opéra basque ?

En général, ça se faisait à partir des chorales qui se sont développées à la fin du 19e. L’Orphéon Donostiarra à Saint-Sébastien, par exemple, et à Bilbao le très radical Orphéon Euskeria. Les chorales fournissaient un ensemble choral performant et mettaient leurs à disposition les locaux. Les solistes sortaient de leurs rangs. Puis, il suffisait de s’entendre avec l’orchestre du coin.

Il faut rappeler que ce n’était pas toujours évident pour des choristes de chanter en solo. Mais ce manque de professionnalisme, qui se traduisait par une certaine discrétion sur scène, allait justement être interprété autrement. On y verrait le côté "naturel", la manifestation du "caractère basque authentique", à ne pas confondre avec le tempérament "chaud" de l’espagnol. Le manque de solistes professionnels devenait donc un point positif puisque ces solistes allaient être "simples", "naturels", et que leurs gestes mesurés allaient traduire le caractère du personnage basque tel qu’on se le représente...

La mise en scène technique sera quant à elle d’avant-garde. Le Pays Basque est une région riche, tout le côté éclairage, machinerie sera très performant, on aura ce qui se fait de mieux à l’époque, dans un état d’esprit qui rejoint celui qui règne au Théâtre Libre de Paris.

Quelle est la langue utilisée ?

Cela dépend de l’époque. Autour des années 1910 à Bilbao, il y a des gens qui craignent que l’euskara ne soit pas compris, on conservera par conséquent les chants en basque tout en utilisant l'espagnol ou le français pour les dialogues. Toutefois, une partie du public non satisfaite réclame un opéra entièrement en basque. Du côté français, la grande guerre provoque une autre conception et un autre rapport à la langue : on dit que l’opéra peut être basque même si le texte est français.

 
Inauguration de l'opéra Maitena au théâtre "Campos Eliseos" de Bilbao en 1909.

Quelle était la réaction de la critique ?

Les échecs, comme par exemple ceux des opéras d’Azkue le linguiste, ont été rares. Vraisemblablement, il y a parfois eu des motifs d'ordre politique, des campagnes de boycott, des manques de pub…

Mais la majorité des opéras eurent beaucoup de succès. Chacun y trouvait ce qu'il était venu chercher : les nationalistes le "vrai" Pays Basque, d’autres se sentaient flattés par la reconnaissance et la valorisation de la culture populaire. Même un opéra comme Maitena, lancé à Hendaye pour des touristes en 1913, a été un succès. Les touristes ont aimé ce portrait folklorique du Pays Basque.

Les critiques de métier, ont également été favorables, comme ceux de Madrid qui accueillent très favorablement les opéras de Guridi, en particulier Amaia. Mais les critiques madrilènes louaient là un grand opéra espagnol

Quelle est la place de l’opéra basque dans le contexte général de l’opéra en tant que genre ?

Il faut dire tout d'abord qu'il y a eu très peu d’opéras basques, une quinzaine tout au plus ce qui est très peu par rapport aux milliers qui se créent en Europe en quatre siècles. Dans le lot des opéras basques, seuls trois ou quatre se distinguent, les autres ont une valeur du point de vue sociologique et culturel plutôt que forcément musical.

Votre œuvre préférée ?

Peut être Mendi Mendian qui est agréable à écouter, bien écrite pour la voix, une partie fête basque assez haute en couleur, l’archétype de l’opéra basque : une histoire d’amour, des bergers... Une oeuvre fruit de la rencontre entre le monde conventionnel de l’opéra et les éléments caractéristiques de la culture populaire basque.

Natalie Morel Borotra

Natalie Morel Borotra est musicologue. Depuis 1994, elle est professeur agrégé au Département de Musique de l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux III. Née à Ustaritz, de mère basque et de père gascon, Natalie Morel Borotra a été auparavant adjointe d’enseignement à l’Ecole Nationale de Musique des Landes et puis professeur agrégé d’Education Musicale dans l’Académie de Bordeaux. Elle a publié plusieurs travaux sur des thématiques musicales et joue de la flûte traversière. En 2003, Natalie Morel Borotra a obtenu le prix de la Ville de Bayonne et de Eusko Ikaskuntza pour son livre sur l’opéra basque publié par les éditions Izpegi de Baigorri.

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