Samedi,
2 heures du matin sur la Plaza San Juan, à Irun. Un groupe d’amis
venus d’Hendaye se dirige vers le bar Kutxa, des gobelets en plastique
de rhum-cola à la main. Tous portent des jeans propres et repassés
et des t-shirts de surf ; quelques-uns ont des pulls en laine autour des épaules.
Les jeunes femmes sont maquillées et certaines portent le lauburu autour
du cou. Parmi eux, je reconnais Nadine avec deux de ses amies du bar Océanic,
le principal lieu de rencontre des adeptes de rugby à Hendaye.
Traverser la frontière qui sépare Irun, du côté espagnol, d’Hendaye, du côté français, est aujourd’hui chose facile. Les restrictions qui rendaient difficile la circulation des gens du temps du franquisme ont été abolies. Néanmoins, comme nous le verrons dans la description qui suit de la vie nocturne à Irun, des frontières psychologiques, linguistiques et vestimentaires se font toujours sentir. La façon dont les individus s’adaptent à ces frontières et les adoptent dans leur communication sociale est un élément essentiel dans l’expression de l’identité personnelle de chacun. Dans ce bref tour des bars d’Irun, nous verrons quelques-unes de ces frontières symboliques en action. Elles nous aideront à mieux apprécier la réalité complexe de la vie quotidienne de cette communauté transfrontalière qu’est Bidasoa-Txingudi.
En traversant la place, l’un des Hendayais, Benoît, tombe sur Nora, une jeune fille d’Irun qu’il connaît pour avoir travaillé dans la même entreprise à Hendaye. Ils se saluent en français et échangent des informations sur comment ils vont passer la soirée. Alors que Benoît et ses amis comptent terminer leur sortie à la discothèque Zona, après avoir passé par le Kutxa, Nora et sa cuadrilla, ou groupe d’amies, se dirigent vers la Calle de la Mierda, une rue d’Irun dénommée de façon plus conventionnelle Cipriano Larrañaga Kalea et connue jadis pour les toxicomanes qui, il y a quelques années, colonisaient les lieux. La rue en a été débarrassée depuis lors et des bars qui y ont ouvert leurs portes en font un pôle d’attraction pour de nombreux jeunes fêtards. Au fur et à mesure que les bars se remplissent, la rue devient un repaire bruyant, jonché de verres et de paquets de cigarettes vides.
Le Nº10, dans cette rue, est bondé de gens faisant du coude à coude en dansant sur de la musique de variété. L’intérieur du bar est faiblement éclairé, avec des murs peints de couleurs sombres et des boiseries vernies. Les convives sont rassemblés en groupes unisexes de quatre ou cinq personnes, partageant boissons et cigarettes. Des recettes de cocktails sont peintes en espagnol sur les murs. La musique diffusée par une chaîne stéréo rend la conversation difficile, à moins de se crier dans les oreilles. La communication consiste en sourires et éclats de rire, et une pratique générale à battre la mesure et à chanter sur les chansons, tout en sirotant des mélanges alcoolisés dans de grands gobelets en plastique.
Dans le bar, Nora et ses amies, Ana, Vanesa et Laura, leurs boissons à la main, dansent sans conviction sur la musique tout en regardant autour d’elles. Nora, Ana et Vanesa portent des pantalons moulants noirs et des tops courts. Laura porte une jupe scintillante rouge avec des bottes à haut talon et une chemise de soie. Nora et Ana portent le lauburu au cou. Vanesa et Laura ont des colliers et des boucles d’oreilles de couleurs criardes. Toutes sont maquillées de fond de teint, de rouge à lèvres et de fard sur les paupières. Par-dessus le boucan, elles essaient de tenir une conversation en espagnol. Le ‘hit’ de l’été espagnol « Bomba » démarre ; criant d’enthousiasme, les quatre se mettent à sauter et danser avec vigueur, chantant à l’unisson les paroles.
Ailleurs dans la foule, un groupe de cinq jeunes hommes – Eñaut, Iker, Antton, Iñaki et Urbil – dansent également sur le hit de l’été, mais avec moins de fougue. Se rapprochant du bar, ils commandent une tournée de rhum-cola et un second paquet d’américaines. Antton et Iñaki portent des chemises à carreaux sombres et des jeans, et leurs cheveux, coupés courts, sont tirés en arrière avec du gel. Eñaut, Iker et Urbil portent des jeans sombre, un simple t-shirt et un pull de laine, et leurs cheveux sont fraîchement lavés. Eñaut se distingue de ses amis par de petits anneaux d’argent dans les oreilles. Tout en jouant du coude dans la foule, ils parviennent à échanger quelques paroles en basque, par-dessus le son de « Bomba ».
Son portefeuille décoré d’une ikurriña à la main, Eñaut essaie d’attirer l’attention du barman. Ce faisant, il bouscule par mégarde un homme, en pleine conversation avec une femme blonde et bien coiffée, en top rose. L’homme, qui porte lui aussi un jeans repassé et une chemise à carreaux sombre et les cheveux coiffés avec du gel, repousse Eñaut en jurant en espagnol. Eñaut répond, en espagnol également, et une querelle s’ensuit. Les convives tout proches, dont Nora et ses amies, s’éloignent du bar pour éviter la bagarre. Heureusement, la confrontation se calme et les deux hommes en viennent à s’ignorer royalement. Tout retombe dans ce rythme familier de danser sur la musique, se passer des boissons et des cigarettes.
Ailleurs dans la ville, d’autres jeunes font la fête dans les bars autour de la Place Moscù, un espace rectangulaire bordé de peupliers connu officiellement sous le nom de Plaza de Urdanibia. L’origine du nom populaire n’est pas claire, mais elle semble être liée au fait que ceux qui fréquentaient cet endroit il y a quelques années étaient proches des anarchistes et des nationalistes basques de gauche.
Le Miguel est un bar situé dans une rue qui débouche sur la place. Une enseigne en bois, accrochée au-dessus de la porte, indique son nom en lettres gravées singeant un style pseudo-traditionnel basque. Sur la porte d’entrée, une affiche annonce un concours de bertsularis dans un bar de Béhobie, sur l’autre rive de la Bidassoa près d’Hendaye. Une fois passé cette porte, une pièce aux murs sombres est illuminée par des lampes au-dessus du bar. Comme de nombreux bars sur cette place, l’intérieur présente une ambiance rustique avec ses poutres apparentes et ses fenêtres en bois. Au milieu du bar, près des pompes à bière, une boîte de collecte rassemble des fonds en aide aux prisonniers condamnés pour des activités liées à la lutte armée, et leurs familles. Derrière le bar, se trouve une collection d’objet faits à la main: un masque africain, quelques poupées de sorcières faites de bois, de paille et de glaise, et un masque de cuir du genre de ceux que l’on trouve souvent dans les foires d’art et d’artisanat à travers le monde.
Parmi les amis rassemblés dans Miguel se trouvent Aurkene et ses copines Estitxu, Ainara, Nerea et Maite. Habillées de façon plus relaxe que Nora et son groupe, elles portent des jeans à pattes d’éléphant et des t-shirts, celui d’Aurkene et d’Estitxu à rayures noir et mauve. La musique sur laquelle elles dansent, tout en se faisant circuler des verres de rhum cola, et de kalimotxo, un mélange de vin et de cola, est un genre de rock accompagné de paroles en basque. Tout à coup, la musique change pour la familière « Bomba ». La réaction est moins euphorique qu’au Nº10, mais à en croire l’animation avec laquelle Aurkene et ses amies se mettent à danser, elles semblent l’apprécier tout autant.
Un groupe de quatre jeunes hommes survient. Josu, avec une simple chemise à carreaux et un pantalon militaire, les cheveux en bataille et plusieurs anneaux d’argent dans les oreilles, ouvre la marche. Ses amis, Eneko, Garicoitz et Gorka, portent des t-shirts avec des slogans basques, l’un en faveur d’AEK, un autre réclamant l’indépendance d’Euskal Herria. Remarquant Aurkene et ses amies, ils les saluent en basque ; tous se connaissent pour fréquenter le Muara, un bar à Hondarribia qui a des connections avec le mouvement nationaliste basque de gauche. Après avoir pris acte de la présence de chacun, les deux groupes poursuivent la soirée chacun de son côté.
Près de l’entrée du bar se trouve un autre groupe de quatre amis, hommes et femmes cette fois. Elsa, habillée d’une chemise noire et d’un pantalon assorti, porte un badge dont le logo réclame le transfert à Euskal Herria des prisonniers basques ainsi qu’un lauburu autour de son cou. Auprès d’elle, Antoine, Xabi et Marise portent également un t-shirt avec le logo d’AEK. Ils sont arrivés ensemble d’Hendaye. Ils commandent des bières et se tiennent près de la porte, à l’écart de la foule et de la musique, discutant en un mélange de français et de basque.
A ce moment, Nora entre avec ses amies. Alors qu’elles s’apprêtaient à quitter la Calle de la Mierda, Nora s’était rendue compte qu’elle avait oublié son pull au Miguel, où elles avaient entamé leur soirée. En se dirigeant vers le bar, Nora tombe sur Aurkene. Elles se connaissent pour avoir été ensemble dans le même groupe local de scouts quand elles étaient plus petites. Elles se saluent brièvement en basque pour ensuite partir chacune de son côté.
Voici donc six groupes d’amis, âgés de 25 à 29 ans, durant une nuit de sortie typique à Irun : Nora avec sa cuadrilla et Aurkene avec la sienne ; Eñaut avec ses amis et Josu avec les siens ; et Elsa et Benoît, chacun avec un groupe mixte d’amis. Tous semblent s’amuser plus ou moins de la même manière, allant de bar en bar, commandant des boissons et les faisant circuler, dansant en petits groupes sur de la musique bruyante et fumant des cigarettes américaines. Cependant, des différences subtiles peuvent être notées dans leur façon de s’habiller, dans leurs préférences en termes de boisson et de musique, et dans la manière dont chacun utilise la langue, l’habillement et le comportement afin de construire son identité.
Leur vie nocturne se concentre sur Irun. Avec une population plus importante qu’Hendaye ou Hondarribia, la ville présente un choix de bars plus large que les deux villes voisines. Il arrive, à l’occasion, que des jeunes d’Hegoalde aillent en Iparralde, par exemple pour assister à une célébration organisée par une association militante du nationalisme basque de gauche. Parfois, ces mêmes jeunes d’Irun et de Hondarribia vont écouter des bertsularis à Béhobie, au bar Xaia, ou assister à un repas en soutien aux prisonniers basques. Certains assistent également à Herri Urrats, la fête annuelle tenue en marque de soutien aux ikastolas en Iparralde à Senpere, ou AEK Eguna, une fête qui se tient tous les ans dans un village différent.
En général, cependant, la vie nocturne d’Iparralde est boudée par les jeunes d’Hegoalde, qui la trouvent sans éclat. En Iparralde, la tradition du ‘poteo’ n’existe qu’à l’occasion des fêtes annuelles dans les villes et villages, lorsque les bars installés dans la rue par le comité de fête local et les associations contribuent à l’ambiance de fête. Environ huit bars offrent quelque vie nocturne à Hendaye sur l’ensemble de l’année. Cependant, il est rare qu’ils soient remplis en dehors des fêtes annuelles du mois d’août.
Dans leur choix des bars, les individus imposent leurs propres frontières symboliques, en les adaptant de sorte à faire qu’elles coïncident avec l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Dans les bars d’Hegoalde, les jeunes d’Hendaye se démarquent souvent des jeunes locaux par le fait de parler en français et par des manières et des comportements différents. En outre, ils ont tendance à préférer quelques bars et discothèques précis à Irun. Les gens du coin commentent parfois que les Français, ou gabachos, se font remarquer par leur comportement bruyant et bagarreur et leur consommation excessive d’alcool. Alors que les jeunes d’Hegoalde sortent généralement en groupes du même sexe, ou cuadrillas comme on les appelle en Espagne, ceux d’Hendaye tendent à sortir en groupes mixtes.
Sur les lieux d’Irun que nous venons d’observer, on peut définir quatre zones de bars. Premièrement, la zone autour de la Plaza San Juan, où les bars sont spacieux et pour la plupart bien éclairés, quelques-uns avec une apparence traditionnelle, sans connotations politiques particulières. En second lieu, la Calle de la Mierda, où les bars sont construits dans un style moderne, avec des devantures voyantes. Pour la plupart, les jeunes qui viennent ici sont habillés à la mode et on y passe principalement de la musique pop espagnole. Pour ce qui est de la communication, l’espagnol y prédomine. Dans cette rue, nous avons observé l’activité du bar Nº10.
En troisième lieu, il y a la Plaza Moscú, ou Mosku en basque, dans une autre partie d’Irun où les rues ont conservé leur architecture des XVIIIe et XIXe siècles. Les bars au rez-de-chaussée de nombreux de ces bâtiments présentent un style plus traditionnel que ceux de la Calle de la Mierda, par exemple avec les noms basques écrits en lettres prétendument typiques. A l’intérieur, beaucoup de ces bars cultivent un style « ethnique », avec des objets faits à la main comme décoration. Leur caractère basque est démontré par des autocollants et des posters collés au mur et aux fenêtres, arborant des symboles traditionnels basques, promouvant l’usage de la langue basque et annonçant des événements culturels basques. Quelques-uns de ces bars présentent en outre une tonalité ouvertement nationaliste de gauche, avec des posters réclamant l’indépendance du Pays basque, des portraits de prisonniers et des boîtes de collecte en leur soutien. Les jeunes ici préfèrent un look plus relaxe, portant souvent des vêtements qui véhiculent explicitement des messages nationalistes de gauche. Dans cette zone, nous avons observé les convives du bar appelé Miguel.
Finalement, près de la Plaza San Juan, se trouve une rue appelée Joaquín Gamón Kalea qui, comme la Calle de la Mierda, a été réaménagée avec des appartements modernes. Aux rez-de-chaussée, on trouve des bars similaires à la Calle de la Mierda, l’un d’eux étant le Kutxa et un autre, plutôt du genre discothèque, le Zona. Beaucoup de ces mêmes jeunes qui viennent d’Irun et de Hondarribia pour se rendre sur la Plaza San Juan ou dans la Calle de la Mierda, fréquentent également cette zone. En outre, elle est populaire parmi les jeunes d’Iparralde, dont quelques-uns parlent l’espagnol, mais peu d’entre eux le basque.
Ces quatre zones sont les principaux points de référence pour les jeunes sortant à Irun. Chacune a des connotations spécifiques pour les gens qui les fréquentent. Eñaut, par exemple, que nous avons vu faire la fête avec ses amis au Nº10, dans la Calle de la Mierda, fait une distinction claire entre chacune de ces quatre zones. Pour lui, Mosku est une « zone liée à la gauche abertzale … Je n’aime pas trop aller là. Ce n’est pas mon genre. » Par contre, il voit la Calle de la Mierda « plus comme un lieu de copas. C’est aussi un lieu essentiellement pour les pijos – des gens avec les cheveux bien plaqué de gel, avec plus d’argent, et plus conservateurs. Qu’ils se disent Basques ou non ne fait pas grande différence. C’est un endroit que l’on associerait plutôt avec l’Espagnol, s’il fallait vraiment généraliser. » Comme pour les deux autres zones, il ajoute : « vous avez la zone française, deux discothèques où vont les Français : le Jennifer, cette grande discothèque, et, plus au centre, quelques bars comme le Zona, le Kutxa, etc. Près de ceux-là, il y a San Juan, qui présente plus une ambiance de toda la vida1, le vieux Irun. Qui, je dirais, est plus nationaliste basque – de façon différente que ceux de Mosku. On peut clairement voir une différence, dans le décor et dans le style des gens ».
Nora définit les quatre zones de la même manière, bien qu’elle les délimite d’une autre façon. Au Miguel, Nora est bien consciente de la présence de symboles de soutien au mouvement nationaliste de gauche, « non, si je devais donner mon avis, je ne suis pas pour…je n’y prête tout simplement pas attention. J’aime bien venir dans ce bar parce que l’ambiance générale me plaît, le mélange des gens et la musique». Néanmoins, elle fait une distinction entre le Miguel et quelques-uns des bars de la Plaza Moscú, constatant qu’elle ne se rend pas dans tous. « Certains, comme le Hazia, sont réellement abertzale de gauche, et ça c’est trop. D’autres, comme l’Eskina, je n’y vais pas non plus parce qu’ils sont trop macarra – avec tous ces drogués et ces punks. Et alors, l’autre, le Kabegorri… trop ‘alternatif’. Ce sont ceux qui soutiennent les femmes dans l’Alarde».
Par contre, Aurkene, fille d’un membre du conseil municipal de Hondarribia représentant le parti nationaliste de gauche, Batasuna, et Josu, temporairement sans emploi mais engagé comme bénévole dans les activités d’AEK et également dans le comité local du mouvement de jeunesse abertzale Segi, apprécient non seulement le Miguel mais également les autres bars de Mosku. Tous deux disent apprécier ces bars « parce qu’ils sont davantage bascophones ». Josu explique qu’il attache une grande importance au fait de pouvoir parler le basque plutôt que l’espagnol dans les bars qu’il fréquente. « Je suis d’Hondarribia. A Irun, tu trouves si peu de gens qui parlent le basque, que tu dois toujours parler espagnol. Et je me suis rendu compte combien c’est difficile de vivre en basque. A Irun, tu reçois souvent des commentaires, désagréables parfois. Tu rentres dans un magasin et lorsque tu te mets à parler le basque, certaines personnes te disent gentiment, ‘je suis désolé, je ne comprends pas,’ et, à ce moment, je réponds volontiers en espagnol. Mais des fois tu tombes sur l’imbécile de service qui te dit : ‘Parles-moi en cristiano.’ Lorsque je sors à Irun donc, Mosku est où j’aime aller. » De la même façon, Aurkene insiste sur son attachement à parler basque et ajoute, « Mosku est plus abertzale. »
Cependant, Aurkene et Josu vont également dans les bars de la Calle de la Mierda. « OK, ils ne sont pas explicitement abertzale, et alors? », nous dit Aurkene en basque. « Je ne vois pas l’intérêt de suivre en tout et pour tout une ligne politique. Ces bars, je les apprécie pour m’amuser, pour l’ambiance, la musique... » En revanche, pour Elsa qui vit à Hendaye, lorsqu’elle veut faire une grande sortie, elle ne va pratiquement qu’à Mosku. « Parfois, je commencerai la soirée dans le coin de San Juan. J’aime aller là aussi parce que c’est une partie du vieux Irun et qu’on y parle basque. Mais je terminerai toujours à Mosku. J’aime Mosku parce que c’est mon genre d’ambiance. C’est convivial… la plupart des bars passent de la musique basque. » Lorsque nous lui avons demandé son avis sur la Calle de la Mierda, elle nous a dit qu’elle n’en connaissait pas l’existence. « Mais de toute façon », ajoute-t-elle, « je ne suis pas intéressée à passer mon temps avec les Espagnols et les franchouillards. Lorsque je suis ici en Hegoalde, ce que j’aime, c’est d’être dans des lieux abertzale, qui ne sont pas faciles à trouver en Iparralde.» Se définissant comme abertzale de gauche, Elsa a une idée claire des endroits qu’elle veut fréquenter : «les endroits où se trouvent les abertzales ; où je peux trouver une ambiance basque. »
De ce que nous venons d’entendre, il ressort clairement que l’« ambiance » des bars à Irun n’est pas faite que de musique et de coude à coude conviviaux dans un espace exigu et bondé. Asier, qui tient le bar au Miguel, explique l’attrait de son établissement : « Tu as un mélange de gens différents qui viennent ici. Avant, je travaillais dans un bar près de la gare, et là, c’était plutôt des personnes âgées qui venaient faire le txikiteo. Et beaucoup d’entre eux parlaient que l’espagnol. C’était une autre génération et culture – des Irundars avec de la famille d’ailleurs en Espagne. Ici, par contre, je peux m’exprimer en basque. Et pour moi, c’est important. En même temps, ce lieu n’est pas politique. Ici, tu peux venir habillé comme tu veux. Nous ne mêlons pas les choses. Je crois que c’est important... OK, nous avons une boîte de collecte pour soutenir les prisonniers basques. Mais c’est juste par rapport aux principes généraux, tu sais, les droits de l’homme. Ici, on ne gave pas les gens de politique. »
Le Miguel attire toute une palette de clients en offrant ni trop ni trop peu de marques culturelles et politiques basques. Assez pour plaire à des gens comme Aurkene, Josu et Elsa qui s’identifient fort à la culture nationaliste de gauche ; mais pas autant pour provoquer des gens comme Nora qui ne parle pas basque et dont le style d’habillement est considéré par beaucoup comme « espagnol » de façon générale, en termes politiques et culturels. L’ambiance peut inclure de la musique basque populaire aussi bien que de la musique de variété espagnole. Alors qu’Asier, Aurkene, Josu et Elsa attachent tous de l’importance au fait de pouvoir parler le basque au Miguel, les barrières linguistiques n’empêchent pas Nora de s’y plaire comme tout autre.
Néanmoins, d’autres personnes se disant également basques se sentent moins à l’aise au Miguel. C’est le cas, par exemple, d’Eñaut, qui est membre actif du parti nationaliste basque EAJ à Irun, ayant appris le basque grâce à des cours organisés par le gouvernement d’Euskadi et s’identifiant comme « Basque avant tout ». Il explique : « J’avais l’habitude de descendre à Mosku. Tout spécialement au Miguel… Maintenant je n’aime pas trop y aller. Ce n’est pas nécessairement pour une raison politique. Je n’ai aucun problème à aller dans un endroit tenu par un sympathisant de HB. Ce n’est pas que je pense que ces bars sont plus radicaux, ou qu’il y ait un risque d’être agressé ou que sais-je… C’est juste l’ambiance, avec la déco, la musique et… les affiches avec lesquelles je ne suis pas d’accord… Lorsque je sors, je veux m’amuser. Je ne veux pas avoir à faire avec ces histoires. »
Une réticence similaire envers Mosku est exprimée avec plus de force par Iulene, une femme de 27 ans dont les parents sont venus d’Extremadoure et ont grandi à Irun, et qui est une amie d’Eñaut. Malgré qu’elle ait fait toute sa scolarité en basque, elle utilise rarement le basque dans son cercle social, et s’habille de façon similaire à celle de Nora. « Je n’apprécie vraiment pas cet environnement de nationalisme dur. Ils m’énervent avec leurs labels, leurs slogans et leurs porros. C’est toujours la même chose. Et on te fait sentir vraiment exclus.” Comme Eñaut, elle préfère San Juan et, pour terminer sa soirée, la Calle de la Mierda.
Eñaut nie que son attitude vis-à-vis de Mosku soit une réflexion de son appartenance politique, mais il se déclare en désaccord avec les éléments politiques qu’il perçoit dans le décor de ces bars et dans l’ambiance qui y règne. Même le fait de pouvoir parler en basque dans les bars de Mosku ne suffit pas pour l’y attirer, malgré l’importance de la langue dans sa vision de son identité personnelle. Il se dit également à l’aise dans un environnement hispanophone. « Maintenant je ne parle pratiquement que le basque avec mes amis. Mais l’espagnol est aussi ma langue, après tout. Bien sûr, ce serait bien si tout le monde parlait le basque… »
En ce qui concerne la Calle de la Mierda, Eñaut y va, dit-il, parce qu’il aime l’ambiance de fête. « Tout ce que je demande, c’est de pouvoir m’éclater. Ce n’est pas parce que je me trouve dans un endroit où il n’y a pas de décor typiquement basque que je ne peux pas être basque. Le problème c’est que les gens de HB dominent les affaires basques. Et, qu’y a-t-il de si basque dans leur façon d’être ? Je n’ai pas besoin d’être comme eux pour me sentir Basque. J’aime aussi la musique américaine et aller dans un Irish pub.»
Parmi ceux qui se rendent à Plaza San Juan et la zone environnante, nous trouvons Benoît et ses amis. Ceux-ci font partie des jeunes qu’Elsa décrit comme les « franchouillards » et que de nombreux jeunes en Hegoalde appellent les « gabachos ». Bien que né à Hendaye et ayant des grands-parents bascophones, Benoît ne parle pas basque. Il explique qu’il n’aime pas Mosku parce que c’est trop « bascouille. On y voit toujours les même gens. Tu sais, ces gens qui se croient tellement basques. Ils sont tous habillés de la même manière, avec leur t-shirt et leurs slogans… Ils sont tous pareils, comme des moutons. Ce n’est pas mon cas. Je peux bien porter de temps en temps un t-shirt basque, mais il serait discret. J’avais une ikurriña accrochée au pare-brise de ma voiture, mais je l’ai enlevée… Parce que, à la fin, ça faisait un peu trop ‘bascouille’. Benoît se dit Basque « tout simplement parce que ma famille est d’ici. Et quoi ? J’aurais pu naître ailleurs. Tu sais que beaucoup de ceux qui s’habillent comme s’ils étaient basques… certains ne sont même pas d’ici, ou ne savent même pas parler le basque. Enfin voilà,… en gros, ces bars de Mosku sont pleins de ces gens, et… tout simplement, ça m’énerve. Là où il me plaît d’aller, c’est tout à fait différent. Là, tu peux vraiment t’amuser : le Kutxa, le Zona, la Calle de la Mierda. Je connais maintenant les barmans ainsi que quelques gens d’Irun et de Saint Sé. Le Jennifer ? J’allais là quand j’avais 17 ans par là, où tu prends ta première cuite. Cette discothèque est vraiment française. Tu as même des cars de gosses qui viennent de parfois aussi loin que Bordeaux. »
Contrairement à Eñaut, Benoît ne s’intéresse pas à apprendre le basque. « Je n’ai pas le temps… De toute façon, ce n’est pas mon truc, toutes ces affaires basques. » Et cependant, il pimente souvent son discours de mots basques comme goazen ou harritua. De cette façon, il s’approprie certains symboles basques sans s’associer avec des gens dont il n’approuve pas les vues nationalistes plus prononcées. En compagnie de personnes venant d’autres parties de la France, il est fier de dire qu’il vient du Pays basque. Mais dans la construction et l’expression de son identité, ce même jeu des barrières symboliques fait qu’il choisit, pour sortir, des bars qui sont associés avec la foule ‘française’.
De la même façon, Aurkene et Josu posent des barrières entre eux et des gens comme Eñaut qui, en dépit de ses attaches basques, est plus perçu par eux comme Espagnol « avec son look pijo» que comme Basque. Alors qu’ils aiment sortir dans la Calle de la Mierda, ils se gardent d’aller à la Plaza San Juan. Aurkene dénigre le coin comme « trop traditionaliste et avec des gens plutôt conservateurs. » Josu explique : « Je suis d’accord pour terminer une grande soirée dans la Calle de la Mierda, parce que c’est un bon endroit pour cela. Mais avec les bars de San Juan, c’est différent. C’est toujours la même chose, avec les mêmes gens toute la nuit. » De même qu’Eñaut n’aime pas Mosku, Aurkene et Josu se sentent mal à l’aise dans les bars de Plaza San Juan, même si les gens y parlent le basque. Bien que cela ne nous ait jamais été dit explicitement, notre impression est que ceci est le cas parce que le basque de la Plaza San Juan est parlé par des gens qui sont idéologiquement différents d’eux. Quant à Elsa, sa perception de ce qu’est une ‘ambiance basque’ contraste avec celle d’autres gens qui se sentent tout aussi basques. Et malgré les efforts qu’elle fait pour s’intégrer dans la foule du Miguel, par exemple en utilisant des marques comme le badge de soutien aux prisonniers basques, elle se distingue par son comportement, sa manière de s’habiller et un choix de boissons légèrement différents.
Comme nous l’avons vu dans cet exposé, la relation qu’a une personne avec son environnement est un élément important dans la construction d’un sentiment de sécurité et de confort. Le choix que font les individus d’aller à un bar plutôt qu’à un autre est lié à l’identification et au sentiment de contrôle qu’ils éprouvent par rapport à des symboles spécifiques, tels que la langue, les marques culturelles basques et les idées nationalistes. Le ‘cadre’ qui résulte de l’interaction sociale et des balises au sein de l’espace crée une ambiance qu’une personne qui s’y introduit peut accepter ou rejeter, selon sa volonté et ses capacités. Nous avons vu comment certaines personnes choisissent d’aller dans certains bars parce qu’ils apprécient le contexte social et culturel qui leur est propre.
Dans d’autres cas, par contre, nous avons vu comment certains individus choisissent de ne pas fréquenter tel ou tel bar parce qu’ils ne souhaitent pas s’adapter aux barrières sociales et culturelles qu’un tel choix implique, ou parce qu’ils sentent que les symboles présents dans cet espace sont déjà appropriés par des gens avec lesquels ils ne veulent pas être associés. Et dans un autre cas encore, nous avons vu comment des individus, plutôt que de se conformer aux barrières ou essayer de les rompre, choisissent simplement d’utiliser et d’interpréter à leur manière certains symboles importants pour leur perception de soi, même si leur approche diffère de celle d’autres personnes présentes dans l’établissement. Chaque personne peut utiliser le lieu à sa manière afin d’exprimer ce qu’il ressent. Au sein de contextes sociaux plus large, les gens construisent des « micro-ordres »2 les aidant à maintenir leur perception de soi.
La langue, le choix de vêtements et d’aspect physique, et les appartenances politiques se révèlent donc comme étant tous des éléments importants dans le processus d’organisation et de présentation de balises et de barrières qu’est la construction de l’identité personnelle. Lorsque Benoît et ses amis vont à Irun, par exemple, ils choisissent les mêmes bars que d’autres gens d’Hendaye, en affirmant conjointement leur sentiment identitaire de francophone en Pays basque français. Aurkene et Josu, lorsqu’ils traversent la frontière pour participer à une soirée de bertsulari au Xaia, se retrouvent à faire la fête en compagnie de gens dont l’identité est construite sur base d’éléments culturels, linguistiques et politiques similaires. De même, Elsa, en choisissant d’aller dans des « lieux abertzale » à Irun avec ses amies, démontre son identité abertzale, pas tant vis-à-vis des locaux d’Hegoalde qui se trouvent dans les bars qu’elle fréquente, mais surtout vis-à-vis d’elle et de ses amis d’Iparralde.
A travers tous ces exemples, nous voyons comment, malgré le fait que la frontière n’existe plus en tant que barrière à la libre circulation, des frontières symboliques continuent de jouer un rôle dans la formation de l’identité des individus et, par conséquence, dans les relations sociales. Dans le contexte des trois villes Irun, Hondarribia et Hendaye, cela aide à mettre en lumière les limites auxquelles doivent faire face ceux qui s’efforcent de construire un sentiment commun d’appartenance à Bidasoa-Txingudi. En analysant, au travers du choix des bars, l’utilisation de l’espace par un certain nombre de jeunes durant une sortie à Irun, nous avons montré notamment comment les barrières spatiales sont employées dans la construction de l’identité personnelle et collective. De la même manière, des barrières linguistiques, politiques et vestimentaires sont utilisées et interprétées par les individus selon leur propre conception de leur identité personnelle. Derrière l’image générale de faire la fête ensemble, des indices subtils différentient les groupes de convives. De même, l’usage que font les individus des symboles basques tels que le lauburu et l’ikurriña pour exprimer un sentiment d’ « identité basque » varie d’une personne à l’autre. Si le fait de partager un « champ sémantique » commun nous procure le sentiment d’appartenance à un groupe et le sens de « qui nous sommes », nous interprétons néanmoins ces significations de façon individuelle3.
1 Ceci pourrait se traduire comme ‘Depuis toujours’. Cette expression espagnole évoque l’idée d’une ambience «réellement» ou «proprement» d’Irun, de la vie de tous les jours.
2 B.M. Berger (1986) ‘Foreword’, in E. Goffman, Frame Analysis. New York: Harper and Row. (p.XVII).
3 Zoe Bray (2004) Living Boundaries: frontiers and identity in the Basque Country. PIE Peter Lang: Bruxelles. Anthony Cohen (1998) ‘Boundaries and Boundary-Consciousness: Politicising Cultural Identity’, in M. Anderson and E. Bort (eds.), The Frontiers of Europe. London: Printer Press. (1994) ‘Boundaries of consciousness, consciousness of boundaries. Critical questions for anthropology’, in H. Vermeulen and C. Gowers (eds.), The Anthropology of Ethnicity. ‘Beyond Ethnic Groups and Boundaries’. Amsterdam: Het Spinhuis. London: Routledge. Martin Sökefeld 1999 ‘Debating Self, Identity, and Culture in Anthropology’, in Current Anthropology, 40, (4), August-October, 417-31.
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