La communauté basque d’Argentine: la lutte antifranquiste depuis l’exil sous l’ère péroniste (1946-1955) (III/III)Escuchar artículo - Artikulua entzun

Laurent BONARDI, Université de la Polynésie française

:: La communauté basque d’Argentine: la lutte antifranquiste depuis l’exil sous l’ère péroniste (1946-1955) (II/III)

 

La question du clergé basque en exil devient l’une des principales inquiétudes de l’Ambassade espagnole en Argentine. En 1944, l’ambassadeur mentionne dans un rapport confidentiel :

Me preocupa mucho la actuación de los vascos en la Argentina que sobre ser muy numerosos, están en plena hostilidad contra nosotros. Lo más lamentable es que los más exaltados son religiosos, especialmente capuchinos [...] Estos religiosos, que no ocultan sus sentimientos antiespañoles, hacen un gravisimo daño [...] La propaganda de los religiosos vascos aquí nos hace mucho daño1.

Afin de trouver une solution au « fléau » basque, l’ambassadeur Bulnes va chercher conseil auprès du cardinal de Buenos Aires, Santiago Copello. Celui-ci lui propose une stratégie pour freiner la propagande des capucins. En effet, comme il s’agit d’une congrégation basée à Madrid, le gouvernement espagnol peut lui imposer des sanctions économiques, ce qui motiverait les supérieurs de l’Ordre à faire pression sur les religieux exilés pour qu’ils cessent leurs campagnes antifranquistes2. Le gouvernement espagnol ne suivra pas les conseils du prélat argentin mais sera conduit à prendre des mesures pour endiguer les actions antifranquistes du clergé basque, sans jamais y parvenir entièrement3. Les membres du clergé basque en exil continueront donc de s’affirmer comme des vecteurs de la propagande antifranquiste.

  Iñaki Azpiazu Olaizola
Iñaki Azpiazu Olaizola.
Les mesures du gouvernement péroniste mettant fin au régime spécial accordé aux Basques ne dissuadent pas le clergé basque exilé en Argentine de poursuivre ses activités antifranquistes. A l’occasion de la grève générale de Vizcaya en 19474 et de celle de 1951 qui touche tout le Pays Basque, le père Iñaki de Azpiazu organise un mouvement de solidarité allant de prêches pour dénoncer le régime franquiste à la distribution de la revue clandestine Egiz publiée au Pays Basque. Ce mouvement est suivi par tous les prêtres et religieux basques d’Argentine, dont Bernardino de Estella, capucin et historien5, et le père Irizar, chanoine de la paroisse de Riobamba à Rosario de Santa Fe.

Le père Iñaki de Azpiazu est la figure de proue du clergé basque en Argentine. Arrivé à Buenos aires en début d’année 19476, il est affecté à la paroisse du Sacré Cœur, dans le quartier de Barracas, où vivent de nombreux Basques. Cette position lui permet d’intégrer rapidement la communauté basque d’Argentine et d’en devenir le « chef spirituel »7. Azpiazu crée la messe mensuelle des basques durant laquelle la composante nationaliste et antifranquiste est essentielle8. En revanche, le prêtre rencontre de sérieuses difficultés pour fonder une revue car son projet est systématiquement rejeté par le Secrétariat de l’Information. Deux raisons motivent le refus des autorités argentines. Tout d’abord, l’Ambassade d’Espagne, informée du projet de Azpiazu, demande au Secrétariat d’Etat de l’Information d’interdire la publication d’une revue qui serait en réalité une arme de propagande contre le régime franquiste9. Le gouvernement péroniste accède donc une fois de plus aux requêtes espagnoles. Mais ce n’est pas la seule raison. En effet, Iñaki de Azpiazu, en plus d’être antifranquiste, se montre aussi très critique à l’égard du péronisme. Il est proche des milieux antipéronistes et devient l’ami du radical Crisologo Larralde10 et de Monseigneur Andrea. En interdisant une revue dont le prêtre serait le rédacteur en chef, le gouvernement argentin rend donc autant service au régime franquiste qu’à lui-même.

L’Ambassade espagnole doit également faire face aux activités du clergé régulier basque installé en Argentine. En effet, à la différence des autres congrégations, les capucins et les membres de l’Ordre de Latran dont les maisons centrales respectives se trouvent à Oñate et Zarauz (Pays Basque), sont d’importants vecteurs de la propagande antifranquiste en Argentine11. Dans un rapport confidentiel, l’ambassadeur espagnol en Argentine souligne :

Existen eclesiásticos, especialmente frailes, domiciliados en Buenos Aires y que desarrollan actividades políticas de tipo resueltamente separatista y antiespañol. En general procedentes de las provincias vascongadas [...] han hecho de sus conventos veraderos centros de agitación política antiespañola12.

Les mots du diplomate ne sont en rien exagérés. Les fêtes de Saint Ignace, Saint Firmin et Saint Michel sont autant d’occasions pour les religieux basques de fustiger le régime franquiste. Ils participent à des commémorations en l’honneur des victimes basques de la Guerre Civile et de ceux qui luttent contre le franquisme13. Dans certains cas, ils sont même les organisateurs de ce type de manifestation. Les frères Ladina et Mallea, de la congrégation de Latran, sont connus pour leurs concerts d’orgue mais aussi pour les manifestations antifranquistes qu’ils organisent14. D’ailleurs les deux activités se mêlent parfois et des exemplaires de la revue clandestine Egiz circulent pendant les concerts15. Les deux moines se rendent régulièrement au Pays Basque espagnol et, à leur retour, ils intensifient la propagande antifranquiste. Ils organisent des rencontres avec les basques d’Argentine afin d’entretenir la flamme antifranquiste de la communauté16.

Les moines capucins, pour leur part, font de leur collège de Nueva Pompeya un centre nationaliste basque. La langue basque est enseignée et les salles sont parfois utilisées le soir et le week-end pour des conférences sur l’Espagne et le Pays Basque. Les intervenants, religieux ou laïcs, condamnent immanquablement le régime franquiste. L’Ambassade espagnole est alertée de ces activités mais ne parvient pas à limiter les activités des capucins17. Les lettres au Ministère des Affaires étrangères argentin ne produisent aucun résultat. Le gouvernement péroniste ne peut en effet intervenir dans les affaires internes des congrégations religieuses.

Au Pays Basque espagnol, l’année 1950 marque la recrudescence de l’opposition du clergé à l’Etat franquiste. Le régime décide alors de tout mettre en œuvre afin de mettre un terme à cette situation18. Des mesures sont également prises à l’encontre du clergé basque en Argentine. En août 1950, le ministère des Affaires étrangères espagnol demande à l’Ambassade en Argentine de ne plus accorder de visa aux religieux installés en Argentine et qui souhaitent effectuer un voyage en Espagne (et vice-versa). Cette sanction concerne les capucins et les membres de la congrégation de Latran19. Les autorités franquistes informent de cette démarche Joaquín Ruiz Jiménez, ambassadeur de l’Espagne au Vatican, et l’invitent à entrer en contact avec les généraux des ordres capucin et de Latran afin qu’ils interviennent pour mettre fin aux activités antifranquistes des religieux basques en Argentine20.

Les mesures du régime franquiste resteront sans effet, du moins en ce qui concerne l’Argentine21. L’Ambassade espagnole ne reçoit pas l’aide du gouvernement argentin et ne peut donc empêcher les religieux de mener leurs actions contre le franquisme. Perón ne tient pas à mettre en péril l’équilibre fragile des relations entre l’Eglise et l’Etat, même pour satisfaire une requête de l’Espagne. Lorsque cet équilibre se brise, l’état des relations hispano-argentines ne justifie plus une quelconque intervention des autorités argentines en faveur du régime espagnol.

Conclusion

La communauté basque se révèle donc particulièrement active dans la lutte contre le franquisme depuis l'exil, spécialement à travers les actions menées par les membres du centre Laurak Bat et du clergé basque. Ce dynamisme ne doit cependant pas faire oublier les sanctions et limitations imposées à la communauté espagnole par le gouvernement péroniste. En effet, certaines publications de la communauté sont suspendues, des manifestations antifranquistes interdites et les intellectuels exilés expulsés des universités22. Les sanctions qui touchent les publications s’expliquent par la violation du pacte que nous mentionnons plus haut. En ce qui concerne les manifestations, on peut attribuer l’interdiction de certaines d’entre elles au désir de Perón de montrer sa « bonne volonté » à l’égard des autorités espagnoles23. Enfin, la répression touchant les exilés doit être placée dans le contexte de la répression des individus et des organisations de gauche menée par le gouvernement péroniste. Rappelons que les exilés sont pour la plupart proches du socialisme ou du communisme, deux courants combattus par le péronisme. De sorte qu’en limitant leurs activités, Perón se rend autant service à lui-même qu’à Franco.

1 Rapport confidentiel de l’ambassadeur espagnol, Buenos Aires, 19 janvier 1944 [A.M.A.E., 3459 / 28].

2 Ibid.

3 Voir, à titre d’exemple, Rojo Hernández, Severiano, « El caso del convento de los capuchinos de Bilbao : geografía eclesiástica y franquismo en 1950 », Hispania Nova, 1999.

4 Voir LORENZO ESPINOSA, José María, Rebelión en la ría. Vizcaya 1947. Obreros, empresarios, falangistas, Bilbao, Université de Deusto, 1988, 221 p.

5 Bernardino de Estella est notamment l’auteur de Historia vasca, Bilbao, Izaro, 1977, 370 p.

6 Quelques mois après le début de la Guerre Civile, Azpiazu s’exile en France en 1937 avant de partir pour l’Argentine en 1947. Voir Azpiazu, Iñaki de, Siete meses y siete días en la España de Franco. El caso de los católicos vascos, Caracas, Gudari, 1964, 94 p.

7 Voir A.N.B., série GE,K.00384.

8 Cette messe est toujours célébrée aujourd’hui.

9 Voir le courrier de l’ambassadeur Areilza au Secrétariat d’Etat à l’Information 8 février 1948 [A.M.R.E.C. 1940 / 45].

10 Voir A.N.B., série GE,K.00384.

11 Voir le rapport annuel de l’Ambassade espagnole en Argentine, année 1950, p. 17 [A.M.A.E., 2829 / 65].

12 Rapport confidentiel de l’ambassadeur Navasqüés, 27 août 1950 [A.M.A.E., 3514 / 19].

13 Pour les manifestations de la Saint Ignace, voir Euzko Deya, Buenos Aires, édition du 30 juillet 1946, p. 3 ; 31 juillet 1948, p 2 ; 30 juillet 1953, p 1. Pour la Saint Firmin, voir l’édition du 30 juin 1946, p. 9 et du 30 juin 1953, p. 7. Pour la Saint Michel, voir l’édition du 20 septembre 1946, p .11.

14 Ibid.

15 Voir A.N.B., série GE,K 00384.

16 L’existence de ces rencontres nous a été révélée par le père Silvia, historien, lors de notre entretien à Buenos Aires, 12 janvier 2003.

17 Voir par exemple le rapport annuel de l’Ambassade espagnole de 1950, p. 17 [A.M.A.E., 2829 / 65].

18 Voir Rojo Hernández, Severiano, « El caso del convento de los capuchinos de Bilbao… », Ibid. 

19 Voir le courrier confidentiel du Ministère des Affaires étrangères espagnol à l’ambassadeur Navasqüés, 27 août 1950 [A.M.A.E. 3514 / 19].

20 Voir le courrier confidentiel du Ministère des Affaires étrangères espagnol à l’ambassadeur Ruiz Jiménez, 16 septembre 1950 [A.M.A.E., 3514 / 19].

21 Du 6 au 9 juillet 1951, des religieux basques participeront ainsi aux manifestations politico-culturelles organisées par le centre Laurak Bat de Bahía Blanca. Voir le courrier de Luis Beltran, consul d’Espagne à Bahía Blanca, au chef de la police, 28 juillet 1951 [A.M.A.E., 2830 / 70].

22 Pour plus de détails, voir Bonardi, Laurent, « culture et propagande franquiste dans l’Argentine péroniste », Amnis, Université de Brest, janvier 2005, pp. 39-51.

23 Comme nous l’avons vu en première partie, les relations avec l’Espagne sont très importantes pour Perón pendant les années 1946-1950.

:: La communauté basque d’Argentine: la lutte antifranquiste depuis l’exil sous l’ère péroniste (1946-1955) (II/III)

Zure iritzia / Su opinión
euskonews@euskonews.com
Rechercher

Recherche avancée

Participez!
 

Est-ce que vous voulez collaborer avec Euskonews? Envoyez vos propositions d'articles

Artetsu Saria 2005
 
Eusko Ikaskuntza

Arbaso Elkarteak Eusko Ikaskuntzari 2005eko Artetsu sarietako bat eman dio Euskonewseko Artisautza atalarengatik

Buber Saria 2003
 
Euskonews & Media

On line komunikabide onenari Buber Saria 2003

Argia Saria 1999
 
Euskonews & Media

Astekari elektronikoari Merezimenduzko Saria

KOSMOPOLITA
 Aurreko Aleetan
Bilatu Euskonewsen
2007 / 09-21 / 09-28