Transition démocratique et pacification socialeEscuchar artículo - Artikulua entzun

Jean Pierre MASSIAS, Professeur à l’ Université d’ Auvergne. Doyen honoraire de la Faculté de Droit

L’adoption d’une Constitution démocratique est, sans conteste, une étape importante dans un processus de transition démocratique : elle symbolise le plus souvent l’adoption d’un compromis entre les acteurs politiques et sociaux, en même temps qu’elle consacre la rupture avec la dictature et –pour les Etats en guerre– la conclusion de la paix. Pour autant, il serait illusoire –voire dangereux– de considérer le processus transitionnel comme achevé par le simple effet de cette adoption. En effet, l’entrée en vigueur du nouveau texte ne garantit pas la démocratie : ce n’est qu’une simple étape dans le processus qui clôt la phase de mutation politique, et ouvre celle de consolidation démocratique du nouveau régime. Il s’agit alors de s’appuyer sur le texte constitutionnel pour développer des pratiques démocratiques et passer d’une démocratie potentielle à une démocratie réelle.

Les premières années du nouveau régime sont fondamentalement marquées par le devoir pour les acteurs institutionnels de consolider la transition par la démocratisation sociétale. Ce devoir s’exprimera d’abord par un effort de développement constitutionnel visant à utiliser l’intégralité du « potentiel démocratisant » contenu dans la loi fondamentale. A cet égard, les expériences des Etats d’Europe de l’Est démontrent bien qu’une transition démocratique peut échouer si la Constitution adoptée n’est pas –ou pas complètement– transcrite dans une réalité politico sociale. Par suite, les nouveaux gouvernants doivent non seulement s’attacher à nommer l’ensemble des titulaires des fonctions politiques, administratives et juridictionnelles prévues dans la constitution, mais encore faire adopter les lois indispensables à la réalisation de la Constitution. Celle-ci, souvent adoptée à la suite d’un compromis ratifié par le suffrage universel, doit être rapidement transformée en une réalité sociétale, afin de produire des effets directs, tout en démontrant l’effectivité du processus de transformation. Cette dernière fonction est déterminante s’agissant de l’adhésion de la population aux mutations intervenues et de la légitimation des acteurs issus de ce processus. Cette démarche est aussi rimordiale pour la stabilisation de la vie politique et administrative du pays et permet d’asseoir la capacité du nouvel Etat à s’auto administrer rationnellement.

Toutefois, en soi, cette « concrétisation » constitutionnelle est insuffisante à garantir l’effectivité de la transition : elle doit être conduite selon une démarche spécifique garantissant une véritable consolidation démocratique.

Le premier impératif de cette consolidation réside dans une profonde mutation des méthodes de gouvernement. La transition ne peut se résumer à changer les titulaires des fonctions étatiques et leurs modalités de désignation, elle impose de nouvelles méthodes de gouvernement et de contrôle de celui-ci. Il ne saurait donc être question, pour aucune autorité, de remettre en cause la légitimité des autres institutions publiques et de vouloir s’arroger des pouvoirs et compétences dépassant ce que la constitution autorise. De même, le conflit devenant légitime et « fondateur » du nouvel ordre politique, il importe que celui-ci puisse librement s’exprimer et reste limité dans les formes constitutionnellement prévues pour son expression. Il doit pouvoir être tranché par une autorité légitime parce qu’extérieure, neutre et objective : l’indépendance, la compétence et l’honnêteté de la justice étant indispensables à la consolidation démocratique. Les premières années du nouveau régime sont déterminantes à la fois pour imposer ces nouveaux principes, mais plus fondamentalement pour enraciner dans le corps social la crédibilité de cette nouvelle éthique. Si l’on peut parfois se résoudre à voir les mutations politiques pré constitutionnelles être conduites selon des méthodes autoritaires, la consolidation démocratique ne peut s’affranchir de la Démocratie et des principes de l’Etat de Droit.

La volonté de démocratisation implique ensuite, pour les nouveaux gouvernants, de s’interroger sur les fondements sociaux de l’ancienne dictature et sur les déchirures qu’elle a pu générer au sein de la société. La dictature est rarement un « accident de l’histoire » : souvent conséquence d’un trouble social, elle repose sur des instruments spécifiques et produit de véritables traumatismes sociaux qui sont autant d’obstacles à sa disparition. Si aucun peuple n’est condamné –ni historiquement, ni culturellement, moins encore « génétiquement »– à la dictature, nombre de pratiques sociétales héritées de l’histoire et des conditions de développement de chaque Nation peuvent constituer de puissants obstacles à la démocratie. Il importe alors que les gouvernants, en s’appuyant sur la nouvelle constitution, s’interrogent sur le régime précédent et les pratiques qui ont contribuées à son éclosion. De même, convient-il également d’inscrire la démarche « démocratisante » dans une volonté de réconciliation nationale et de reconnaissance des droits des victimes de la dictature. L’exemple de l’Afrique du Sud et de la commission « vérité et réconciliation » doit servir de modèle aux sociétés  post-totalitaires, en ce sens qu’elle est une tentative de conciliation entre le besoin de ne rien occulter des réalités dictatoriales et la nécessité de reconstruction d’une société nouvelle. Il n’est pas possible d’opérer une réelle démocratisation sans que cette démarche  ne soit conduite et répétée autant de fois que nécessaire. Enfin, on doit considérer que la démocratisation véritable repose sur une conception de la personne humaine excluant toute forme de traitement « inhumain et dégradant » (pauvreté extrême, torture, assassinats) et visant à garantir une société pacifiée.

Enfin, l’humilité s’impose aux nouveaux gouvernants. La société dont ils ont la charge est une force à nouveau libérée, laquelle doit trouver par elle-même sa forme et sa réalité. Les institutions et les acteurs politiques ont pour fonction d’accompagner cette libération. Le propre de tout corps social libre réside dans sa diversité spécifique et complexe. Le fondement de l’Etat démocratique demeure dans la légitimation et l’organisation de cette diversité. Dès lors, l’axiologie transitionnelle fondamentale consistera à accompagner ce processus de complexification sociale et à lui permettre de trouver une expression institutionnelle.Dans ce cadre, le concept de pacification semble indissociable de celui de Démocratie. En effet, la relation qui existe entre l’exercice du pouvoir dans un régime totalitaire et la guerre réside dans un fondement commun.  Tout repose en effet sur l’intégration dans le champ des dynamiques socio institutionnelles de la notion d’antagonismes sociaux (et de celle du conflit qui en découle). L’idée de conflit apparaît consubstantielle de l’idée de société humaine (définie comme la réunion sur un champ spatial déterminé d’un groupe humain dont les membres sont liés par des solidarités objectives et subjectives. Et qui au nom de ces solidarités acceptent d’aliéner une partie de leurs intérêts individuels). Mais si l’idée de conflit relève d’une certaine normalité sociale, il relève du système démocratique de  contrôler l’expression de ces conflits afin de préserver l’équilibre social. La société démocratique se caractérise donc à la fois par sa capacité à favoriser et légitimer l’expression de ces conflits (analysés comme l’expression de la diversité sociale) tout en canalisant et régulation l’intensité de leur expression. Face à cette problématique  on peut –a contrario– analyser les situations de guerre ou de totalitarisme comme des contextes de déséquilibres ou l’expression du conflit ne connaît plus que des facteurs de légitimation et que –rejetant  ainsi l’idée d’une régulation– chaque acteur social se trouve légitimé à exprimer une violence sociale illimitée.

Pour le philosophe Galtung la construction de la violence guerrière repose sur un premier triangle dont chaque extrémité participe à la construction d’un cercle vicieux  fondant la violence. Ainsi, la présence de contradictions sociales objectives (conflits)  entraîne l’émergence de violence sociales (dont le but est la destruction de l’ « autre »)  en raison de la perception du conflit (rejetant toute forme de compromis et fondamentalement tourné vers la recherche de la victoire) par les différents acteurs sociaux. La violence sociale naît ici non de l’existence du conflit mais de sa perception sociale. On peut facilement observer des phénomènes de même nature dans l’expression de la violence totalitaire : les contradictions sociales étant délégitimées par l’approche idéologique et volontariste revendiquée par les détenteurs du pouvoir politique les conflits qu’elles génèrent  doivent dés lors être réduit par l’usage d’un pouvoir sans limitations. Le fondement de la violence guerrière et de la violence totalitaire reste donc le même la légitimité de destruction de l’adversaire afin de réduire l’antagonisme et de le faire disparaître.

On pourrait de ce fait poursuivre la mise en parallèle de ces deux mécanismes (pacification et transition démocratique) par l’étude du fait générateur de la perception hypertrophiée des conflits sociaux. Pour Galtung cette hypertrophie se fonde sur un « syndrome » qu’il qualifie de DMA (Dualisme, Manichéisme et Armaguedon). Selon ce processus le conflit devient de plus en plus important pour les acteurs sociaux et s’exprime de plus en plus selon un processus simplificateur opérant une dialectique entre un bien et un mal de plus en plus absolu qui va conduire les acteurs sociaux a considérer la violence comme le mode inéluctable de  règlement du conflit et la victoire comme la seule option légitime. Là encore la formation et l’organisation des sociétés totalitaires s’intègre tout à fait dans cette représentation théorique. L’idéologie devenant le mode de simplification de la lecture des phénomènes sociaux, le fondement de l’absolutisation du conflit et l’instrument de la légitimité de l’écrasement de l’adversaire.

Enfin, et cette dimension reste certainement la plus intéressante dans le champ de notre comparaison, les théories de la transition démocratiques et de la pacification sociale se retrouvent quant à leur capacité de définition de la transposition sociale du cercle de la naissance de la violence. Pour Galtung, cette violence se décompose également sous la forme d’un triangle dont chaque sommet participe par l’interaction avec les autres à la construction concrète de la violence sociale.  Dans ce cadre, si la violence « matérielle » constitue la forme la plus évidemment observable de la violence guerrière ou totalitaire (les affrontements armés, la torture, l’élimination physique des opposants) cette première manifestation n’est en quelques sorte que la face « émergente » d’un phénomène plus complexe et plus sophistiqué. En effet, la violence directe se trouve confortée par une violence structurelle et par une violence culturelle qui participe de sa perénisation , de sa rationalisation et de sa légitimation. La violence structurelle consiste en l’édiction au sein du corpos social de normes, d’institutions de procédures qui vont organiser l’expression de la violence directe  et en pérenniser son expression en lui donnant une certaine autonomie au regard des acteurs pouvant être à l’origine de son expression première. Le concept de violence structurelle s’appuie donc sur le dépassement de l’usage de méthodes répressives  afin de réduire l’expression des opposants au régime totalitaire (ou pour terroriser ceux qui pourrait être tentés de le faire) par la mise en place de structures institutionnalisant cette expression primaire de violence. Dans ce cadre relève de cette violence structurelle non seulement les institutions politiques proprement dites (organes du pouvoir d’Etat, services de sécurité) mais également les normes juridiques adoptées ainsi que tous fondements organisationnels de la société totalitaire. Ainsi, au-delà même des institutions  ce sont les principes fondateurs de l’organisation sociétale (conception de l’économie, du pouvoir et des relations interethniques) qui participent de la construction de ce second niveau de violence totalitaire  Il convient dans ce cadre ce relever l’extrême complexité de la notion de violence structurelle qui repose sur une véritable construction pyramidale  de principes idéologiques d’institutions et de normes.

La violence culturelle enfin –mais c’est certainement  un facteur absolument déminant– vient parachever cette construction par la promotion de valeurs légitimant la violence  célébrant la victoire et diabolisant l’adversaire. On mesure bien la encore l’apport de cette vision au phénomène totalitaire lui-même reposant sur une violence directe de gouvernement organisée par des institutions spécifiques et légitimée  par une propagande omniprésente, dont les accents para militaires (mobilisation sociale, conquête du futur lutte des classes dictature du prolétariat lutte finale) emprunte à la phraséologie militaire et guerrière. Le fondement même de cette violence étant de « valoriser » le fonctionnement du nouveau régime par un phénomène de diabolisation de ses ennemis, il autorise l’emploi de discours dont le choix des mots tend à dépasser toute « rationalité critique » pour tenter de  fabriquer un rejet social « irrationnel » de ceux qui sont visés. On peut d’ailleurs, la encore relever que l’expression de la violence culturelle dans un contexte totalitaire va produire toute une série d’effets aux conséquences parfois contradictoires. Si dans un premier temps, le résultat le plus immédiat   va être de consacrer un climat social  favorable à la violence totalitaire en justifiant son exercice par la diabolisation de ceux qui en sont destinataires, d’autres phénomènes peuvent être observés. Ainsi, la réception sociale de ce type de discours peut –notamment face à l’érosion de la capacité mobilisatrice du pouvoir totalitaire– générer une réaction  ambiguë de la part de la société qui le subit. Celle peut, tout en rejettent le contenu des messages proposés (et donc refuser l’axiologie spécifique du totalitarisme) accepter (par l’élaboration plus ou moins consciente d’un contre discours) que les dictateurs puissent être combattus avec les armes et selon le schéma mental qu’ils imposent dans leur approche culturelle du pouvoir. A la violence culturelle « officielle » va désormais correspondre une violence culturelle de la résistance au pouvoir privilégiant non seulement des méthodes  violentes de lutte contre la dictature mais aussi –et surtout– une vision violente et manichéiste du rapport de force à établir et de la nouvelle société qui devra être construite sur les décombres du pouvoir oppressif.

Le pouvoir totalitaire pouvant donc être observé au travers de sa dimension « violente » (une société totalitaire est une société en guerre contre elle-même mais dans la quelle le déséquilibre des forces en présence réduit l’expression du conflit à des manifestations principalement unilatérales) la transition démocratique peut donc être envisagée comme une forme spécifique de pacification sociale dans laquelle la construction d’un système de gouvernement démocratique procède d’une volonté de refondation de la notion même de conflit en tant que moteur légitime des dynamiques sociétales.

Dans cette optique de construction d’une démocratie pacifiée et pacificatrice, deux approches peuvent être proposées. La première consiste à présenter la conduite d’une transition comme une suite d’étapes juridico institutionnelles  dont l’accomplissement correspond au développement d’une démocratie « structurelle » qui  participe de la formation démocratique « matérielle » de la société et qui fait de l’institutionnalisation démocratique le vecteur principal d’édification démocratique. Cette approche de la transition  peut trouver dans la pensée de Galtung un certain nombre d’apports qui sont autant de signifiants spécifiques de sa réalité. En effet, pour cet auteur, la démarche de pacification sociale (et dans l’hypothèse d’un conflit de sortie de crise) repose sur une triple démarche dont chaque composant apparaît comme une réponse spécifique à chaque mode d’expression de la violence. Cette démarche s’exprime autour de la théorie des trois « R ». La sortie du conflit  suppose non seulement la Réduction de la violence (faisant écho à la violence directe) mais aussi la Résolution des contradictions (en tant que réponse à la violence structurelle) et la Réconciliation des acteurs (réduisant ainsi les effets de la violence culturelle). Selon les analyses développées par cet auteur, la véritable paix ne se résume pas à la cessation prolongée de la violence directe mais nécessite de résoudre les problèmes  qui ont été à l’origine du conflit et de faire face à la culture de la violence qui a résulté des phases d’affrontement. Souvent présentée autour de l’idée de Paix « positive » (qui s’opposerait à la Paix « négative ») la pensée de Galtung stigmatise le simple « retour à la situation pré conflictuelle » et soulève la question de la nécessité de la transformation sociale afin de répondre à la problématique pré conflictuelle.

Dans cette construction deux éléments doivent être mis en valeur afin d’apprécier la parallélisme  observé entre pacification d’une part  et transition démocratique d’autre part. Pour Galtung, la construction d’institutions démocratiques apparaît comme un élément capital  de résolution des contradictions à l’origine du la violence alors que la pacification sociale constitue un indicateur de consolidation démocratique d’une société.  De même, au-delà de l’idée de paix sociale c’est à la dialectique transitionnelle de réaction construction que la pensée de Galtung va renvoyer ; En effet pas plus que le retour à la situation pré conflictuelle n’est de nature à garantir la paix, la mise en place d’institutions démocratiques existant préalablement à l’émergence de la dictature ne peut garantir la construction d’un régime démocratique véritable.  Celui-ci procède toute à la fois d’une nette réaction à l’endroit des pratiques violentes et d’une construction d’un nouvel instrument de régulation des conflits sociaux  capable de rendre comptes des spécificités sociétales pour satisfaire aux critères  universels de la démocratie.

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2008 / 07 / 11-18