Le phénomène du bertsularisme,
la poésie improvisée en euskera, est assez
inconnu en dehors du Pays Basque. Tous ceux qui aiment voyager
en Oralie pour reprendre le terme de Paul Zumthor(1) et étudier les Poétiques
de l´oralité, trouveront dans les joutes du
bertsu poème improvisé et chanté
un vaste territoire à explorer et même, une expérience
individuelle frappante. Établir une carte minutieuse de
ce territoire demande des regards et des instruments d´analyse
divers.
Évidemment, une barrière
infranchissable nous empêchera si l´on ne parle
pas la langue basque, comme c´est le cas de l´auteure
de cet article de participer pleinement à la fête
et au rituel contemporains du vers improvisé. Mais, malgré
cette frontière linguistique, cela mérite la peine
d´y tenter un parcours, ne fût-ce que pour comprendre
la place que tiennent certaines langues minoritaires dans la
société, ou plutôt dans les sociétés
européennes.
«Il
y a beau temps disait Zumthor que dans nos sociétés,
la passion de la parole vive s´est éteinte»(2). En effet, les vieilles traditions orales
sont presque disparues et ne survivent que dans certains milieux
ruraux. Dans ce contexte général de décadence,
le bertsularisme est une des rares manifestations poétiques
enracinées dans la tradition orale qui soit en plein essor,
dans l´Europe de la fin du XXe siècle.
Et il s´agit, en effet, d´une passion pour la parole
vive.
Voici ma carte de ce territoire
: incomplète, provisoire et partielle. Je ne prétends
ici qu´esquisser les lignes maitresses(3)
du carrefour où convergent les chemins de la langue et
de l´action sociale(4).
I. LES AUDITEURS
 |
La poésie
orale directe, théâtralisée, engage l´auditeur,
par son être entier
La poésie orale médiatisée
laisse insensible quelque chose de lui (Zumthor, ibid.: 241). |
Les grands championnats de poésie
improvisée, comme la dernière Bertsolari Txapelketa,
de 1997, reflètent l´essor de ce genre oral au sein
d´une partie de la société basque actuelle
et nous montrent qu´il n´entre pas dans la seule
catégorie du spectacle, ni des concours littéraires
d´usage, ni de la fête folklorique et traditionnelle.
La poétique du bertsularisme ne concerne pas seulement
la philologie et les études littéraires. Elle demande
un regard et une écoute spécifiquement sociologiques,
portés vers les deux partenaires d´un rituel tres
codifié : d´une part, le poète, le bertsulari,
et d´autre part, bien évidemment, les auditeurs.
La seule perception de l´atmosphère
qui règne dans le grand championnat nous oblige à
le mesurer en termes d´«évènement social»,
plutôt que de spectacle, bien que le côté
spectaculaire n´y soit point négligé. À
la fin du XXe siècle, au milieu de notre culture
de masse, de macro-spectacles de musique moderne, de compétitions
sportives pour des multitudes, au milieu de notre espace traversé
de moyens audio-visuels d´information et de loisirs privés,
huit mille personnes des bandes de jeunes, des couples,
des familles au complet remplissent les gradins d´un
stade uniquement pour entendre des poèmes pendant toute
une journée : pour écouter et applaudir un autre
petit groupe de jeunes qui «parlent» en vers.
La multitude de jeunes gens,
bruyants et animés, portant de temps en temps des pancartes
pour appuyer leurs favoris, donne une tension impressionnante
à l´ambiance de la Bertsolari Txapelketa.
Mais, de quoi parlent donc ces poètes à leur public?,
quels sont les thèmes qu´ils abordent?
II. LE POÈTE
 |
Animatrice, exaltante
ou déploratoire, la voix poétique donne alors forme
à des passions déjà mures mais encore en
quête d´elles-mêmes, et les précipite
à leur terme (Ibid.: 270). |
Nous pouvons classer la pratique
actuelle du bertsu improvisé dans le cadre de la
poésie sociale. Je veux dire par là que
le bertsulari n´est pas un poète lyrique;
il ne traite pas les sujets considérés traditionnellement
comme littéraires; il ne réinvente pas un univers
par le moyen d´images et de métaphores; ses vers
ne nous parlent pas du je poétique.
Le bertsulari
est un poète engagé, dont les compositions vont
au cur des conditions sociales et politiques du Pays Basque.
Les sujets qui avaient été proposés lors
de la Txapelketa de 97, par exemple, demandaient aux improvisateurs
une appréciation idéologique: les ONG et leur demande
de 0,7% du budget national en faveur des pays en voie de développement,
les espaldas mojadas(5), la
langue que l´on doit parler dans l´Université
d´été du Pays Basque, la situation politique
à Cuba, les graffiti, l´insoumission face au service
militaire, l´amour entre deux femmes, les conversations
entre un irlandais et un basque sur leurs problèmes nationaux
La chanson du bertsulari
est, le plus souvent, une chanson engagée, de contestation
et d´affirmation nationale.
La chanson a depuis toujours
servi des engagements divers. Les chansons épiques médiévales
permettaient l´affirmation nationale et servaient les entreprises
guerrières, comme le fait aussi parfois l´épique
balkanique pratiquée dans notre siècle. Or, à
mon avis, le bertsulari ne veut pas chanter des gestes,
c´est-à-dire de grands évènements,
de grands épisodes historiques, ni des faits marqués
par le trait de grandeur ou d´héroïsme. J´ai
eu l´impression que rien n´importune plus le bertsulari
qu´une poésie grandiloquente. Il n´y a point
de vedettariat, ni de protagonisme, ni de lyrisme chez lui.
J´ai entendu dire à
un de ces poètes des propos qui résument bien cette
attitude mesurée face au monde chanté. Il parlait
de l´écart entre son idéologie et l´éducation
d´autrefois, reçue dans les institutions religieuses
: «Je n´écris jamais avec des majuscules ce
que les curés écrivaient avec des majuscules. Je
suis un hétérodoxe». (Curieuse métaphore
scripturaire, dans laquelle la taille de la lettre est image
de l´importance accordée aux faits de la réalité
sociale).
Nous parlerions donc avec des
majuscules, si nous disions que le berstularisme est «la
chanson de geste» de l´Euskal Herria actuelle. Non,
il ne l´est pas. Mais nous pouvons dire que le bertsulari
s´affirme comme poète national : un poète
qui raconte en vers ce qui se passe dans la rue, qui chante des
faits quotidiens du Pays Basque.
Il doit émettre des jugements,
toujours en compétition verbale avec un autre improvisateur
et, de ce fait, sa poésie contient plus d´arguments
que d´images ; elle est dense et aigüe, ce qui se
manifeste sur le plan formel, puisque l´idée la
plus brillante et la plus incisive est reportée à
la fin de chaque strophe, afin qu´elle frappe de façon
plus intense les auditeurs.
III. LA LANGUE
 |
celui dont
porte la voix et celui qui la reçoit. L´étroitesse
de ce contact suffirait à faire sens, comme dans l´amour
(Ibid.: 160). |
À un premier niveau de
création très général, dans tout
art de la parole, le poète se dit lui-même. Chanter
aussi, c´est se dire soi-même, au fur et à
mesure que l´on prononce un texte. «La voix se dit
en même temps qu´elle dit» (Zumthor, ibid.:
13) et ses propriétés sont fort signifiantes.
Dans l´art du bertsulari,
nous pouvons ajouter le fait que la langue se dit en même
temps qu´elle dit. Si tout poète est comme un porte-parole
«officiel» et privilégié d´une
langue, cela est sensiblement explicite chez l´improvisateur
basque de notre génération. Il est un porte-parole,
un officiant de sa langue, l´euskera, dans la célébration
du vers improvisé. La disponibilité du vocabulaire,
des réseaux de signification qui relient certains mots,
des sonorités, des rythmes
, toute cette admirable
compétence linguistique du poète qui compose en
improvisant, constitue un usage de la langue en plénitude.
Le bertsulari maitrise la langue basque, l´emploie
avec précision, la prononce à voix haute, avec
force et vigueur.
Il est certain
que tous les poètes improvisateurs de toutes les traditions
chantent pour le public ; la controversia en Amérique
latine, par exemple, est un spectacle, une fête de la parole
pour, envers, devant le public. Cependant, dans le bertsularisme,
il existe encore un autre point de contact avec les auditeurs
: le poète prononce sa propre langue au nom de
tous ceux qui la parlent. Plus que le je poétique,
même plus que les problèmes sociaux, le bertsulari
chante sa propre langue. Jon Maia, un des finalistes de la Txapelketa
de 1997, l´affirmait ainsi clairement à la fin
du championnat : «vous chantez tous par ma propre bouche».
«La langue basque est le
grand pilier du bertsularisme» signale Gorka
Aulestia(6) et l´essor
de ce phénomène est actuellement en rapport direct
avec la volonté des euskaldunak (locuteurs du basque)
de défendre leur propre langue.
En raison de ce contact étroit
avec son public, le bertsulari est une personne admirée
et respectée dans son milieu social. Il est surprenant
que les poètes les plus célèbres soient
devenus aujourd´hui de véritables idoles pour certains
enfants de leur entourage, de la même façon que
d´autres enfants admirent un joueur de football ou un acteur
de cinéma.
Les bertsularis
sont des poètes populaires, non à cause de l´origine
orale et populaire du genre poétique, ni à cause
de leur formation, puisque parmi les jeunes improvisateurs, on
compte des docteurs en journalisme, des étudiants en philologie,
etc. Ils sont populaires dans la mesure où ils s´emploient
à exprimer et à affirmer les valeurs d´une
partie de la société.
En ce qui concerne la poétique
du bertsu (7), la technique
de l´improvisation est de grand intérêt pour
toute étude littéraire ou anthropologique sur les
différentes compétences langagières que
les hommes possèdent. Actuellement, en tant que technique,
l´art du bertsu est enseigné dans les écoles
du Pays Basque (8). Il existe, par
conséquent, des règles, des exercices, des moyens
d´apprendre.
Or, lorsqu´on écoute
de vive voix, en direct, ces poètes, on a l´impression
d´assister à un usage magique et prodigieux de la
parole. Quelques secondes après avoir pris connaissance
du sujet qui leur est proposé, ils chantent plusieurs
strophes, en alliant la mélodie déjà connue,
les contraintes métriques et une pensée rapide,
de façon presque miraculeuse pour l´auditeur qui
n´a jamais écouté un improvisateur.
Dans ce moment où création
et exécution son simultanées, plusieurs attitudes
des bertsularis retiennent notre attention : l´assurance
qu´ils démontrent, la fermeté avec laquelle
ils chantent, leur quiétude lors de la performance et
leur prononciation nette, sans la moindre hésitation sur
aucune syllabe. C´est seulement quand nous lisons ou lorsque
nous récitons des vers appris par cur que nous sommes
capables de parler avec une telle fluidité. Or, voici
le mystère, chez le bertsulari, il n´y a
pas de texte préalable, il n´y a pas de livre.
Le poète est debout, devant
le microphone, concentré et seul avec sa parole. Et là,
chez le public, chacun retient son propre souffle, dans le silence
absolu, silence qui n´est rompu que lors du dernier vers,
répété par tous en écho.
C´est dans cette tension
commune et dans l´idéologie commune du bertsulari
et de son public que réside la force de cette poésie
improvisée. Les joutes du bertsu ne sont pas de
simples divertissements ; elles appartiennent à leur public,
parce qu´il y écoute sa propre voix.
IV. LANGUE ET NATION

L´attention extraordinaire
que portent de nos jours au bertsularisme les institutions,
les associations, les écoles basques, les études
littéraires, les chaines de télévision,
etc., est en rapport avec la propre histoire du Pays Basque.
On perçoit que ce phénomène
sociologique est marqué idéologiquement quant aux
valeurs que l´on accorde à l´oralité
et à l´écriture. Dans notre société
européenne, occidentale, les langues dont le prestige
est reconnu, les langues de culture sont celles qui possèdent
une longue tradition littéraire et un emploi de l´écriture
depuis des siècles. C´est ainsi que le bertsularisme
revendique, tout d´abord, les valeurs de la culture orale
; et cela est en rapport, ensuite, avec l´histoire du Pays
Basque au XXe siecle, avec la capacité et le
prestige des langues pour la création des nationalités
et avec la volonté de mettre en valeur les signes d´identité
d´un groupe social.
Si les poètes encouragent
avec leurs chansons une passion pour la langue et la patrie,
celle-ci a ravivé, à son tour, la fête de
la parole et la passion de la voix vive.
NOTES
- Paul
ZUMTHOR. Introduction à la poésie orale.
Paris : Seuil, 1983. (Madrid : Taurus, édition en espagnol).
J´emprunte à ce théoricien de la poésie
orale plusieurs citations : d´une part, elles résument
les idées que je développe ; d´autre part,
de sa propre généralité se dégage
ce qu´il y a d´universel dans le bertsularisme.
(RETOURNER)
- Op.
cit. : 10. (RETOURNER)
- Cet
article est écrit conformément aux rectifications
de l´orthographe de 1990. (RETOURNER)
- J´ai
assisté à la Euskal Herriko Bertsolari Txapelketa
Nagusia de 1997, célébrée au vélodrome
d´Anoeta, à St. Sébastien ; ce fut un des
grands championnats finaux qui ont lieu tous les quatre ans au
Pays Basque et auxquels participent les meilleurs bertsularis
de la génération la plus jeune. Grâce à
l´association consacrée à l´étude
et la protection du bertsularisme, Euskal Herriko Bertsozale
Elkartea, j´ai pu suivre le championnat en traduction
simultanée, ainsi que contacter personnellement les poètes
pour mieux connaitre leurs propres idées sur leur «métier»
(cf., dans ce même numéro d´Euskonews&Media,
l´article consacré
à cette association). (RETOURNER)
- En
espagnol, littéralement, 'ceux qui ont le dos mouillé'
; terme par lequel on désigne de façon familière
les «immigrants illégaux», les africains qui
traversent le Détroit de Gibraltar, essayant d´atteindre
la rive européenne sur la côte espagnole. (RETOURNER)
- Gorka
AULESTIA. Bertsolarismo. Bilbao, Bizkaiko Foru Aldundia,
1990. p. 246 (RETOURNER)
- Une
excellente approche de «l´art du bertsulari
basque», en français, est celle de Denis LABORDE
: «Tout raccorder et tomber juste». Entre l´oral
et l´écrit. Ethnologie française, 3,
1990, pp.308-317. (RETOURNER)
- Voir,
dans ce même numéro d´Euskonews&Media,
l´article consacré
à ce sujet. (RETOURNER)
Elena Llamas
Pombo, professeur de l'Université de Salamanca
Photo: Koldo Tapia. Source: Xenpelar Dokumentazio Zentroa |