Véronique DUCHE-GAVET, Université de Pau et des Pays de l Adour
François Xavier. |
Parti de Cochin le 25 avril, il fait escale à Malacca, d’où il repart le jour de la Saint-Jean 1549. Il est malheureusement soumis au bon vouloir du capitaine du navire, un marchand chinois, qui semble ne pas avoir envie de se rendre au Japon et de passer l’hiver en Chine, jusqu’à la mousson suivante. Mais finalement, « Dieu notre Seigneur voulut bien leur inspirer la volonté de ne pas rester sur les îles de Canton » où ils se dirigeaient. Les vents tournent, et les conduisent, « contre la volonté du capitaine du vaisseau et des marins », au Japon.
Sa lettre, pleine de ferveur chrétienne, évoque les religions japonaises en des termes inédits : le bouddhisme n’avait pas encore reçu de nom dans la bouche des voyageurs européens ; ainsi c’est François Xavier qui invente le terme « bonze », du japonais bôzu.
Aux compagnons résidant à Goa2 Kagoshima3, le 5 novembre 15494 Dieu nous amena vers ce pays où nous désirions tant arriver, le jour de Notre Dame en août de l’an 1549. Sans pouvoir aborder un autre port du Japon, nous arrivâmes à Kagoshima qui est le pays de Paul de Sainte Foi. […] Du Japon, par l’expérience que nous avons du pays, je vous informe de ce que nous avons pu en comprendre. D’abord, les gens avec lesquels nous avons conversé jusqu’à présent sont les meilleurs de ceux qu’on ait jusqu’à présent découverts. Il me semble que, parmi les gens infidèles, on n’en trouvera point qui aient l’avantage sur les Japonais. C’est un peuple d’une fréquentation très agréable, généralement bon et non pas mal intentionné, des gens d’honneur d’une façon tout à fait merveilleuse, qui estiment plus l’honneur que toute autre chose. Ce sont en général des gens pauvres mais la pauvreté chez les gentilshommes comme chez ceux qui ne le sont pas n’est pas considérée comme une honte. […] Ils éprouvent un grand plaisir à entendre parler des choses de Dieu, surtout quand ils les comprennent. […] Ils n’adorent point des idoles ayant des figures d’animaux ; la plupart d’entre eux croient en des hommes d’autrefois, lesquels, d’après ce que je suis parvenu à comprendre, étaient des hommes qui vivaient comme des philosophes5. Beaucoup d’entre eux adorent le soleil et la lune6. […] Je constate qu’il y a moins de péchés parmi les laïcs, et je les juge plus obéissants envers la raison, que parmi ceux qui sont considérés ici comme des prêtres et qu’on nomme « bonzes ». […] Parmi ces bonzes, il y en a qui s’habillent à la façon des moines : ils sont vêtus d’habits gris : ils sont entièrement rasés, puisque, semble-t-il, ils se rasent tous les trois ou quatre jours, aussi bien la tête que le menton. […] j’ai eu souvent des entretiens avec certains des bonzes les plus savants, principalement avec l’un d’eux que tout le monde en ce pays-ci respecte, en raison de sa science, de sa vie, de sa dignité, autant que pour son grand âge, car il a quatre-vingts ans. Il s’appelle Ninjitsu, ce qui signifie en langue japonaise « Cœur de Vérité ». Il est parmi eux comme un évêque et si ce nom lui convenait, il serait béni. Au cours des nombreuses conversations que nous avons eues, je l’ai senti plein de doutes et incapable de savoir déterminer si notre âme est immortelle, ou si elle meurt en même temps que le corps : il m’a dit certaines fois que oui et d’autres fois que non. […] Dieu nous a fait de bien grandes faveurs en nous amenant dans ce pays qui manque à ce point de ressources que, même si nous voulions donner à notre corps un certain superflu, cette terre ne nous le fournirait pas. Les gens d’ici ne tuent ni ne mangent aucune chose qu’ils élèvent ; parfois ils mangent du poisson avec leur riz ou leur blé, et en petite quantité. Il y a beaucoup d’herbes dont ils se nourrissent et quelques fruits, et en petite quantité. Les gens de ce pays jouissent d’une santé étonnamment bonne et il y a beaucoup de vieux. On voit bien, chez les Japonais, que peu de chose suffit à entretenir notre nature, bien qu’il n’y ait rien qui la contente. Nous jouissons d’une très bonne santé corporelle en ce pays. Plaise à Dieu qu’il en soit de même pour nos âmes. |
François Xavier a besoin de renfort au Japon et tente donc de faire venir des compagnons, en provenance de Goa, d’où cette lettre. Mais encore faut-il pouvoir disposer d’un moyen de transport. Il faut donc attirer les navires marchands portugais dans les eaux japonaises. Très pragmatique, François Xavier a l’idée d’instaurer un commerce de poivre de Malacca. Il « établit ici un compromis, bien nécessaire au demeurant, entre le « profit » spirituel et le « profit » temporel : pour que certains puissent « gagner » des âmes à Dieu, il faut que d’autres puissent gagner de l’or. »7 Ainsi il incite le Gouverneur de l’Inde à établir des relations amicales avec le souverain nippon.
9) François Xavier reste deux années au Japon. Il fait dans une lettre datée de 1552 le bilan de son séjour.
Aux compagnons vivant en Europe8 Cochin, le 29 janvier 15529 Je vais vous dire à présent ce qui nous est advenu au pays du Japon. D’abord nous arrivâmes dans le pays de Paul, comme je l’ai dit plus haut, pays appelé Kagoshima. Là, en raison des nombreuses prédications adressées par Paul à ses parents, près de cent personnes se firent chrétiennes ; et presque tous les gens du pays se seraient faits chrétiens, si les prêtres du pays ne les en avaient pas empêchés. Nous séjournâmes en cet endroit-là plus d’une année. [Mais] les bonzes obtinrent du duc seigneur du pays qu’il édictât l’interdiction de se faire chrétien, sous peine de mort, et c’est ainsi que le duc interdit à quelconque d’adopter la Loi de Dieu. Pendant l’année où nous résidâmes dans la ville de Paul, nous nous occupâmes à catéchiser les Chrétiens, à apprendre la langue et à traduire bien des choses de la Loi de Dieu dans la langue du Japon […]. Au bout d’un an, nous partîmes pour un autre pays. […] Quelques jours seulement après notre arrivée, près de cent personnes se firent chrétiennes. A ce moment-là, l’un d’entre nous savait déjà parler le japonais. Par la lecture du livre que nous avons traduit en japonais et grâce à d’autres causeries que nous y avons faites, beaucoup sont devenus chrétiens. […] Jean Fernández et moi, nous partîmes pour un pays appartenant à un grand seigneur du Japon, pays nommé Yamanguchi. C’est une ville de plus de dix mille habitants, dont les maisons sont toutes en bois. […] Nous restâmes dans cette ville de longs jours pour prêcher dans les rues et dans les maisons ; les gens prenaient un grand plaisir à entendre la vie du Christ et ils pleuraient quand nous parvenions au passage de la Passion. Peu nombreux étaient ceux qui se faisaient chrétiens. Vu le peu de fruit qu’on produisait, nous décidâmes de nous en aller dans une ville, la plus importante de tout le Japon, qui a pour nom et qui s’appelle Miyako10. Nous restâmes deux mois en chemin : nous eûmes à affronter bien des dangers en chemin, en raison des nombreuses guerres qu’il y avait dans les localités que nous traversions. Je ne parle pas des grands froids qui sévissent en cette contrée de Miyako et des nombreux bandits qu’il y eut en chemin. […] Vu que ce pays n’était pas suffisamment en paix pour qu’on y manifestât la Loi de Dieu, nous retournâmes à nouveau à Yamanguchi. […] Comme il a été dit plus haut, les Japonais ne possèdent, d’après les récits de leurs sectes, aucune connaissance de la création du monde, soleil, lune, étoile, ciel, terre et mer, ainsi que de toutes les autres choses. Il leur semble que tout cela n’a point eu de commencement. Ce qui les impressionnait le plus, ce fut de nous entendre dire que les âmes ont un Créateur qui les a crées. C’est de cela qu’en général ils s’étonnaient beaucoup, à savoir que puisque, dans le récit de leurs saints, on ne mentionnait pas ce Créateur, il ne pouvait y avoir de Créateur de toutes les chose. De plus, disaient-ils, si toutes les choses du monde, avaient un commencement, les gens de la Chine l’auraient su. C’est en effet de la Chine que leur sont venues les Lois qu’ils possèdent. Ils considèrent que les Chinois sont très renseignés aussi bien sur les choses de l’autre monde que sur le gouvernement de l’Etat. […] Je pense que cette année 1552, je partirai pour l’endroit où réside le roi de la Chine. C’est en effet un pays où l’on peut accroître beaucoup la Loi de Notre Seigneur Jésus-Christ. Et si là-bas les gens l’acceptaient, cela aiderait beaucoup ceux du Japon à perdre la confiance mise par eux dans les sectes auxquelles ils croient. |
François Xavier a en effet déterminé un nouvel objectif : gagner la Chine. Il l’évoque également dans une lettre autographe à Ignace de Loyola, datée du même jour.
Mais avant de partir, il prend soin de liquider toutes les affaires : réorganiser l’ordre à Goa, donner de nombreuses instructions au nouveau recteur du collège de Goa, informer les nouveaux arrivants, régler ses dettes….
On a ainsi gardé une très longue lettre adressée au Père Gaspard Berze, datée d’avril 155211. Elle comporte cinq instructions : de l’administration temporelle, du gouvernement, de l’humilité, de la manière d’agir, de la manière d’éviter les scandales. « Ces instructions montrent quel extraordinaire sens pratique, quel méticuleux génie du concret possédait saint François Xavier qui, sur le point de partir pour la Chine, ne voulut rien laisser au hasard : de l’organisation de la buanderie à l’expression du visage (« lois de modestie »). »12 Organisateur très efficace, l’apôtre des Indes sait également faire preuve de sévérité dans ses propos et insiste tout particulièrement sur les vertus d’obéissance et d’humilité. Toujours mu par un profond désir d’évangéliser, il vient d’apprendre qu’il a été nommé par Ignace de Loyola Provincial d’Extrême Orient en 1549.
10) Néanmoins l’entreprise se présente très mal. De nombreuses entraves sont mises à son départ pour l’Empire du Milieu. Le projet d’une ambassade à la cour du souverain chinois, que François Xavier avait imaginée pour se rendre en Chine, est annulé.
Il parvient malgré tout à trouver un bateau et s’embarque enfin, plein d’espoir. Il accoste l’île-port de Sancian, au large de Canton, où il reste cependant bloqué. Il envisage toutes les possibilités, et même d’avoir recours à des moyens illicites et s’introduire clandestinement en territoire chinois. Il pense ensuite pénétrer grâce à une ambassade siamoise.
La dernière lettre que nous ayons conservée est adressée aux pères Perez et Gaspard.
Aux PP. François Perez, à Malacca et Gaspard, à Goa13 Sancian, le 13 novembre 155214 […] Etant donné que cette traversée depuis ce port jusqu’en Chine est difficile et dangereuse, je ne sais pas ce qui va arriver, quoique j’aie une grande espérance que ça va bien se passer. S’il se produit que je ne puisse pas entrer cette année à Canton, je m’en irai […] au Siam. Si du Siam, l’année prochaine, je ne partais pas en Chine, j’irais en Inde, quoique j’aie une grande espérance d’aller en Chine. Soyez sûrs d’une chose et n’en doutez point, c’est que le démon éprouve un immense déplaisir à ce que les membres de la Compagnie du Nom de Jésus puissent entrer en Chine. Je vous donne ceci comme une nouvelle sûre, depuis ce port de Sancian et n’en doutez point, car je n’en aurais jamais fini si je voulais vous décrire les obstacles qu’i a mis contre moi et qu’il met contre moi, jour après jour. Soyez sûrs d’une chose : c’est qu’avec l’aide, la grâce et la faveur de Dieu, Notre Seigneur va confondre le démon dans ce pays-ci, car ce va être une grande gloire de Dieu : que par une chose aussi vile que moi, il confonde la grande arrogance qui est celle du démon. […] Faites bien attention que je vous recommande d’admettre très peu de personnes dans la Compagnie. Quant à ceux qui sont déjà admis, qu’ils soient soumis à de nombreux experiments, car je crains qu’il n’y ait, parmi ceux qui ont été admis, des gens qu’il serait préférable de renvoyer. Cette lettre s’adresse au recteur de Saint-Paul, quel qu’il soit, ainsi qu’à François Pérez à Malacca. François. |
On aura noté au passage un rappel de la devise de la Compagnie de Jésus : Ad majorem Dei gloriam (« Pour une plus grande gloire de Dieu »).
Le dernier rêve de François Xavier ne pourra cependant pas se réaliser. Victime des fièvres tropicales, le missionnaire meurt au large des côtes chinoises le 3 décembre 1552.
Il est temps de conclure, en soulignant ce que nous apprend la correspondance de François Xavier.
Ces lettres nous sont en effet précieuses à plus d’un titre. Leur contenu ethnographique tout d’abord est indéniable. François Xavier vit à l’ère des grandes découvertes qui élargissent considérablement le monde occidental. Les Européens découvrent avec stupeur l’existence de « sauvages », des hommes autres, qui vivent ailleurs qu’en Europe, et n’obéissent pas aux mêmes lois. Les habitants des Moluques ou les Japonais constituent des objets de curiosité et d’interrogation aussi forts que les Indiens du Brésil, du Mexique ou du Pérou, décrits par Montaigne, Jean de Léry ou André Thévet.
Les lettres nous sont également précieuses parce qu’elles décrivent la méthode mise au point par Saint François Xavier pour évangéliser les infidèles. Cette méthode sera bien sûr reprise par les autres missionnaires, en raison de leur efficacité. François Xavier s’est toujours révélé un administrateur sévère et attentif, sachant même composer entre Dieu et le Portugal.
Enfin ces lettres nous livrent le portrait d’un homme infatigable, porté par le désir d’aller toujours plus loin, de gagner toujours davantage d’infidèles à la Loi de Dieu.
Malgré les cinq siècles qui nous séparent de lui, François Xavier nous laisse aujourd’hui encore entendre sa voix.
1 Correspondance, p. 323.
2 Correspondance, p. 329 et suivantes.
3 Capitale de la province de Kyûchû.
4 D’après une copie en castillan écrite à Malaca en 1550.
5 Shaka (le Buddha) et Amida.
6 Shintô, vieille religion nationale et naturiste du Japon.
7 Correspondance, p. 356.
8 Correspondance, p. 364 et suivantes.
9 Traduction de l’original portugais.
10 Aujourd’hui Kyoto.
11 Six lettres d’après des copies en portugais datant de 1746, 1662, 1574, ou original portugais.
12 Correspondance, pp. 433-434.
13 Correspondance, p. 496 et suivantes.
14 D’après une copie portugaise de 1746.
La correspondance de François Xavier (II/III)
La correspondance de François Xavier (I/III)
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