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Eric DICHARRY
Pour Hobbes, il faut établir un contraste marqué entre le rire et le sourire. Pour le philosophe anglais, le rire exprime la dérision, mais le sourire est considéré comme une expression naturelle de plaisir, et en particulier d’affection et d’encouragement.
Nous allons maintenant évoquer une version toute différente de celle de Hobbes en démontrant grâce à un exemple puisé dans le répertoire bertsularistique que le contraste entre le rire et le sourire n’est pas autant marqué que Hobbes voulait bien le laisser entendre.
L’une des vidéos les plus consultées sur le site bertsotube.com est celle des qualifications pour la finale du championnat des bertsolaris du Pays Basque nord à Saint-Jean-Pied-de-Port ou s’affrontent dans une joute oratoire dans la salle du cinéma le Vauban Sustrai Colina et Maddalen Arzallus. Le sujet : le coiffeur et le curé. Un prêtre vient se faire couper les cheveux et demande une coupe moderne.
« Sustrai toi aujourd’hui tu es le coiffeur et Maddalen, un prêtre d’un certain âge. Elle vient te voir et te demande de le coiffer à la mode. »
Nous constatons dès à présent sans pénétrer directement dans le bertsu que le thème choisi par le donneur de sujet peut permettre le comique, le rire à partir le l’antinomie entre la figure d’un curé d’un certain âge et l’univers de la mode qui est bien souvent éloigné des préoccupations des hommes d’église. Le couple (curé / mode) fonctionnerait tel un oxymore. Le sujet posé, c’est à l’Urrugnard Sustrai Colina de montrer ses capacités d’improvisateur.
Regardons ensemble si vous le voulez bien maintenant un extrait vidéo de cette joute.
Sustrai Colina commence son bertsu :
Utzirik Sakristia tximista bezela nigana etorri da ezin zen bestela nik kresta bat jarriko nioke horrela problema bakarra da burusoila dela. |
Laissant de côté la sacristie tel un éclair il est venu vers moi cela ne pouvait être autrement moi je lui aurai placé une crête comme cela (il fait le signe de la crête avec sa main) le seul problème c’est qu’il est chauve. |
Pendant son bertsu, il a les deux mains dans les poches et au moment d’évoquer la crête, il sort sa main droite de sa poche et fait un signe, pomme ouverte, main dressée sur le crâne de manière à ce que le public perçoive de manière indubitable que la crête dont il parle ressemble à celle des jeunes au style quasi-punk. En évoquant cette crête et en la mimant il esquisse un léger sourire qui marque ses fossettes sur ses joues.
Comme le note Henri Bergson : « Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande,lui aussi à servir d’interprète.» (Bergson, 1940, 2ème éd, 2002, p24)
Mais ce léger sourire n’est qu’esquissé Il reprend très vite en un millième de seconde une posture beaucoup plus neutre et sérieuse pour terminer son bertsu comme il l’avait commencé. Comme s’il voulait adopter une distance vis-à-vis du contenu de l’énonciation. C’est que Sustrai Colina connaît l’importance de la maîtrise de soi. Il sait pertinemment que le simple sourire ne saurait lui être préjudiciable dans son énonciation.
C’est que Sustrai Colina connaît l’importance de la maîtrise de soi. Il sait pertinemment que le simple sourire ne saurait lui être préjudiciable dans son énonciation.
Photo: CC BY - www_ukberri_net
Comme le note avec justesse Jean-Louis Maunoury : «(...) on sourit sans être dépossédé de soi » (Maunoury, 2001, p 14) Car le rire lui « saisit le rieur, le possède, ou plutôt le dépossède du contrôle de son corps et de son esprit, ce que des expressions telles que « fou rire » ou « mourir de rire dénotent bien. » (Maunoury, 2001, p 13) Il connaît l’importance de préserver ses idées claires en se préservant d’une empathie excessive. Comme le note Ernest Alkhat :
« Ez da burua berotu behar sobera » (Alkhat, 2007, 54 orr).
C’est d’ailleurs le reproche qu’il faisait au bertsulari Mendiburu qui avait lui tendance à trop se « chauffer les neurones ».
“Erraxtasun handia zuen, doinuetan ere. Baina burua sobera berotzen zuen. Txapelketek kalte egin diote”. (Alkhat, 2007, 54 orr).
Comme le note Pello Esnal pour le bertsulari Manuel Olaizola Uztapide:
« Aurpegia beti izaten zuen serio, baina begiekin egiten zuen irri. Bertsotan beti serio agertzen zen, eta zaila zen igartzen noiz zetorren umore ukitua edo noiz ez. Aurpegia ez zuen apenas aldatzen eta. Horregatik igaro da diskretuago-edo”.
C’est dans cet écart entre visage-corps et parole-discours que réside le secret de toute l’efficacité performative. Moins le visage est expressif et plus l’énoncé à de chance de toucher sa cible. Sigmund Freud note en ce qui concerne l’efficacité du mot d’esprit :
« Nous voyons cependant que l’auditeur témoigne de son plaisir par un rire qui explose, une fois que la première personne a prononcé le mot d’esprit, généralement avec une mine tendue par la gravité. » (Freud, 1988, p 266).
Plus le visage est sérieux plus le comique est efficace. C’est la distorsion entre ce qui est vu, un visage impassible tentant de maîtriser ses émotions dans un effort constant de retenue et ce qui est entendu, qui accentue l’effet comique. Le rire de l’improvisateur est tout au plus relégué dans le regard des yeux rieurs « begiekin irri » évoqués par Pello Esnal à l’endroit d’Uztapide, ou dans le léger et bref sourire de Sustrai Colina.
Nous avons réussi à expliquer l’un de nos questionnements, à savoir pourquoi le public ri alors que le bertsulari ne ri pas.
Ce dernier a pour sa part conscience du fait que l’efficacité de son rire est située dans la dernière partie du bertsu qu’il prononce à savoir dans burusoila qui se traduit par chauve, et il laisse à ce terme le soin de rejoindre la crête pour provoquer le rire du public. Crête (kresta) et chauve (burusoila) désormais réunies dans un même bertsu, initient l’effet comique recherché. C’est le contraste qui les sépare qui libère le rire. Le troisième vers pourrait donc se résumé par une flèche vers le haut, et le quatrième par une flèche vers le bas pour reprendre le parcours mnémonique confié par Mihura à Denis Laborde (Laborde, 1997, p. 42) Contraste qui constitue, avec l’image et le son, les trois entrées utilisées par le bertsulari Mihura pour retenir la fin du bertsu. La réussite du bertsu serait donc imputable au respect de ce contraste qui comme le note Mihura est la marque « des bons bertsu » qui « fonctionnent sur cette opposition positif/négatif, concret/abstrait, présence/absence. » (Mihura, in Laborde, op cit, p 42-43).
Dans l’exemple ci-dessus présence/absence de capilarité. Et l’effet ne se fait pas attendre, il est immédiat dès que le terme de burusoila est prononcé. Il s’accompagne de plus d’applaudissements fournis, preuve sonore de la réussite de son bertsu. L’effacement de son sourire est la pour renforcer la puissance du texte énoncé.
L’improvisateur à conscience de la direction de son propos puisqu’il connaît déjà la fin de son bertsu, il évolue « d’une indécision relative vers une conclusion préconstruite » (Laborde, 1997, p.39). Il commence toujours par la fin pour constuire son bertsu et tomber juste (cf, Denis Laborde, 1990). Comme le confie Mihura à Denis Laborde :
« L’important dans tous les cas, c’est le dernier mot. Il faut toujours sortir quelque chose de surprenant là. Surtout si tu fais une joute contre un autre bertsulari, le dernier mot, c’est la pique, tu dois terrasser ton adversaire, le déstabiliser par rapport à ce qu’il aurait prévu de dire. L’important c’est donc ça : le dernier mot » (Mihura cité par Laborde, 1997, p 39)
Pour comprendre comment le rire se construit, il est primordial de saisir de quelle manière Sustrai Colina construit son bertsu. Si nous prenons en considération la méthode telle qu’elle figure dans le manuel du bertsolari de Xabier Amuriza intitulé Zu ere bertsolari, l’improvisateur passe par quatre étapes pour construire son bertsu.
«Gorago esana dugu lau urrats zeudela: 1) oinak. 2) Esaldiak. 3) Esaldiak erdibitu 4) Hornitu edo neurtu » (Amuriza, p 47)
1) Il définit les pieds : Bezela/ Bestela/ Horrela/ Dela
2) Il construit ses phrases : Sakristia tximista bezela/ Etorri da ezin zen bestela/ Kresta bat jarriko nioke horrela/ Problema bakarra burusoila dela
3) Il divise ses phrases en deux parties
Sakristia
tximista bezela
Etorri da
ezin zen bestela
Kresta bat jarriko
nioke hórrela
Problema bakarra
burusoila dela
4) Il fournit et mesure
Utzirik sakristia
tximista bezela
nigana etorri da
ezin zen bestela
nik kresta bat jarriko
nioke horrela
problema bakarra da
burusoila dela.
Maddalen Arzallus.
Photo: CC BY - www_ukberri_net
Sustrai Colina a déjà en tête, lorsqu’il débute son bertsu, l’image de son curé chauve, burusoila. Il ne connaît par contre pas, par avance, l’association burusoila/kresta puisque lorsque nous l’avons interrogé sur ce bertsu il nous confiait :
« Bertsoan beti pentsatzen da bukaera lehenik. Kasu hortan apezaren estereotipoa etorri zitzaidan, eta horrekin jokatu nuen. Gero azkena pentsatu, errimak atxeman, eta aitzina. »
« Pour improviser je pense toujours à la fin en premier. Dans ce cas précis, c’est le stéréotype du curé qui m’était venue et j’ai construit mon bertsu avec elle. Ensuite, j’ai pensé à la dernière, j’ai trouvé les rimes et je me suis lancé.»
Il n’a donc pas en mémoire le couple burusoila/kresta avant de se lancer. Suivons maintenant pas à pas le déroulement du bertsu. Au début, après avoir inventé le dernier vers et les rimes, il se concentre sur l’invention et l’énonciation des deux premiers vers. Mais dès qu’il arrive à la fin du troisième vers, il commence à sourire.
Ouvrons une parenthèse. Ce qui est intéressant, c’est que ce sourire est présent dans la vidéo que j’ai visionnée sur le site bertsotube mais absent de la vidéo projetée ici. Ceci est du au fait que ce n’est pas à un sourire entier que nous avons à faire mai à un demi sourire. Refermons la parenthèse.
C’est au moment même où il termine d’énoncer kresta qu’il sourit. S’il sourit c’est qu’il sait qu’il va coupler kresta avec burusoila, alors que le public l’ignore encore. C’est cette association qui le fait sourire (à moitié) et qui fera plus tard rire le public. Son cerveau a envoyé l’ordre aux muscles zygomatiques de se tendre. Son temps d’avance permet à son rire intérieur de devancer celui du public. Mais il ne veut pas encore tout dévoiler. Il mise tout sur l’effet maximal de la dernière partie de son bertsu. Son sourire s’efface aussi vite qu’il est apparu. Il se concentre sur son final. Rire à ce moment précis de l’énonciation aurait mis en péril son objectif premier : le rire de ses allocutaires. Pour arriver à ses fins, il met l’effet de son comique produit sur lui-même entre parenthèse, il étouffe et réprime son rire, pour mieux initier celui de son public. Son rire intérieur est un rire barricadé de l’intérieur.
L’objectif n’est pas pour lui de rire seul, mais de faire réagir le public en l’accompagnant sur le chemin du rire. Pour faire rire, le bertsulari s’interdit d’en rire. Tout au plus il s’autorise un léger sourire. Faire rire, c’est introduire par un effet signifiant, (les mots chantés entretiennent un rapport au symbolique), du désordre dans l’ordre des corps. Dès que le rire éclate, il suspend la parole, il l’a coupe à la source avec la suspension du souffle, c’est un fait physiologique. Comment rire, en effet, c’est-à-dire céder à ce petit spasme accompagné d’une expiration heurtée et continuer à proférer des mots ? C’est parce que le rire trouble l’énonciation en interdisant la parole chantée (celui qui rit ne peut à la fois rire et chanter), parce qu’il interfère dans la profération du bertsu que le bertsulari se l’interdit. Il est alors en face d’un choix. En rire, ou faire rire. Et c’est bien évidemment vers cette seconde solution qu’il penche. Le rieur va débarricader le rire que le bertsulari s’interdit. Le rire du rieur libère le rire du « faiseur de rire », il rend audible un rire inaudible, étouffé, barricadé, autointerdit. Le bertsulari n’a plus besoin d’en rire car son rire est compris dans celui et/ou ceux qu’il(s) fait et/ou font rire. Il ne retire pas de plaisir de son rire interdit. Son plaisir est compris dans celui qu’il provoque chez l’Autre. Il n’y a pas rire solitaire bien que le bertsulari l’ai lui-même construit, forgé, inventé si tant est qu’il invente et fabrique le rire, et que ce ne soit pas le rire qui l’invente et le fabrique, il éprouve l’irrésistible désir de le proposer à l’Autre. Le rire du bertsulari est solidaire de l’Autre (de ses allocutaires, de son public, de ses énonciataires) qui est chargé de l’authentifier, de le certifier conforme. Le message risible ambigu à pour but de rétablir le cheminement idéal evant aboutir à la surprise d’une nouveauté d’une part, et d’autre part au plaisir du jeu du signifiant. L’objet du rire est de nous remémorer la dimension par laquelle le désir indique tout ce qu’il a perdu en cours de route dans ce chemin, à savoir, « d’une part ce qu’il a laissé de déchets au niveau de la chaîne métonymique, et d’autre part ce qu’il ne réalise pas pleinement au niveau de la métaphore. » (Lacan, 1998, p. 96) Le plaisir du rire se forme dans le sujet-bertsulari et se dirige vers l’Autre qui le reprend dans une « transition idéale » par « métaphore naturelle » véhiculé par le signifiant. Ce qui demeure incontestable lorsqu’il s’agit d’aborder le trait d’esprit ou le rire, c’est la dimension de l’Autre qui reste dans les deux cas essentielle. Dans le rire, comme dans le trait d’esprit le public reprend avec le bertsulari le chemin interrompu de la métonymie et lui porte cette interrogation : Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
Le rire ne devient audible qu’au terme de ce parcours, c’est-à-dire pour autant que l’Autre accuse bonne réception. Pour qu’il y ait rire, il faut que l’Autre ait perçu la part de risible introduit dans le message par le bertsulari, qu’il la découvre, l’enregistre, la partage, l’intègre. Ce n’est qu’au-delà de cette intégration, au moment même où la demande de sens du ou des rieurs est satisfaite, dans l’instant ou ce qui restait inachevé s’achève et où la question trouve une réponse, que le rire éclate aux oreilles du rirologue, pas avant. Le plaisir d’en rire est satisfaction d’un questionnement sur le sens, accès partagé à la plénitude du sens par un voyage au-delà du sens littéral pour accéder au sens insinué, caché, sous entendu. Rire, c’est démasquer un sens allusif, réussir une substitution en replaçant un élément à la place d’un autre. Le rire est point de rencontre entre le sujet-bertsulari et l’Autre. Le rire du sujet précède le rire de l’Autre. Avant de faire rire, le bertsulari en ri mais d’un rire silencieux. Après avoir reçu le message tel que le bertsulari voulait qu’il le reçoive, l’Autre identifie le rire du bertsulari, l’authentifie comme tel et le plaisir s’achève pour les deux sujets. C’est pour autant que le bertsulari est parvenu avec son message à surprendre son public, son auditoire, en parachevant avec succès sa mission qui est de transmettre son rire, que lui-même peut pleinement profiter de son plaisir.
Le rire possède dans la langue basque un terme propre irriño. Mais le dictionnaire Elhuyar ne distingue pas rire et sourire. « Irri » recouvre les deux notions, comme si le sourire était déjà pour les Basques un pré-rire (le dictionnaire Elhuyar 2007 mentionne à sourire : nm 1. Irri, irribarre, vi. 2. Irri/Barre/irribarre egin). L’apprentissage du savoir faire rire implique la maîtrise de l’impassibilité, des émotions, des sentiments, des troubles. Il a une fonction pédagogique sur son usager en lui apprenant à savoir se maîtriser. Comme le note Thierry Charney :
« Chacun doit faire preuve de « pouvoir faire rire » ce qui signifie que chacun tente de manipuler l’autre, de lui faire faire quelque chose, en l’occurrence de le faire rire. Il s’agit également de démontrer son « savoir faire rire », tout en maîtrisant, selon un « devoir » et/ou un « vouloir ne pas rire ». On voit qu’i s’agit d’exercer un « pouvoir ne pas faire » sur soi et un « pouvoir faire » sur autrui. Mais l’enjeu est toujours le maintien de la permanence pour soi et l’avènement de l’insoutenable interruption pour l’autre » (Charney, 1997, p. 115)
Le rire n’est pas pré-existant à l’énonciation du bertsu mais, au contraire, il s’élabore pendant son énonciation. Il est concomitant à sa construction. Le « cousin du rhéteur romain (…) parent proche de Quintilien» (Laborde, 1997, p.42) a toujours un temps d’avance sur ses allocutaires et son rire intérieur devance de peu, mais devance tout de même, celui de son public. Il en ri, d’un rire retenu et inaudible, avant même de faire rire. Le rire de l’improvisateur basque est particulièrement paradoxal. Il est remarquable à la fois par sa présence et en même temps par son absence. La grave erreur serait alors de conclure, puisque leur rire est inaudible, que les bertsularis ne rient pas. Ce serait passé sous silence la signification de l’inaudible car ce qui ne peut s’entendre est loin d’être insignifiant. Ce n’est donc pas parce que le chercheur ne peut l’entendre qu’il n’existe pas (se référer ici au rire des rats inaudible à l’oreille humaine mais pourtant avéré, dans la note de l’introduction).
Certains airs ou mélodies semblent donc plus propices au rire que d’autres, qui, elles, sont réservées pour faire vibrer le public sur des registres différents.
Photo: CC BY - www_ukberri_net
La stratégie comique vient s’imbriquer à celle mnémonique qui repose sur :
« (…) la gestion, dans l’instant de la profération orale, d’un ensemble d’éléments préexistants. Quels sont ces éléments ? Les mots, la syntaxe d’une grammaire basque, une structure formelle (déterminée par le choix du support mélodique, du timbre), des sons, un schéma mnémonique qui lui permet de gérer cet ensemble d’éléments déterminés au moment de la profération ritualisée. » (Laborde, 1997, p.45)
L’élection de la structure formelle, consécutive à un commun accord des deux bertsulari qui participent à la joute oratoire improvisée, est elle-même partie prenante dans la réalisation de l’objectif. Choisir un air ou une mélodie non approprié créerait un décalage entre l’effet recherché (faire rire) et sa mise en branle.
Les commentateurs avisés ne manquent d’ailleurs pas de souligner ce décalage lorsqu’il est manifeste. Ce fut le cas par exemple lorsque les animateurs de la radio Gure Irratia critiquaient le choix mélodique d’une joute qui s’était déroulée en Soule en 2009 dans le cadre du prix Hernandorena.
Certains airs ou mélodies semblent donc plus propices au rire que d’autres, qui, elles, sont réservées pour faire vibrer le public sur des registres différents. Le bertsulari qui choisit d’émouvoir aux portes des larmes n’élira donc pas un air ou une mélodie traditionnellement réservée à faire rire. Le souvenir d’un air ou d’une mélodie peut rester associé au rire et influencer sa définition : un air qui a déjà fait rire sera prioritairement choisi pour refaire rire. A chaque émotion son registre mélodique ! Le choix de la mélodie par Sustrai Colina et Maddalen Arzallus n’est donc pas le fruit du hasard. Il est conditionné par le sujet qui leur est proposé. Un curé désirant se faire coiffer à la mode possédant en lui-même des prémisses de rire, les deux bertsulari adaptent leur choix au sujet. Ils font appel à leur mémoire mélodique. Ils se remémorent dans l’instant les dizaines de mélodies potentiellement opérationnelles et élisent, ensemble, parmi elles, celle qui sied le mieux à leur futur propos.
Le rire peut se focaliser sur la rime où s’exprimer dans une autre partie de l’énoncé. De plus il peut osciller entre rire phonique ou rire sémantique, ou compiler rire sémantique et phonique, le « nec plus ultra » du rire en quelques sorte. Ici, le couple Kresta/Burusoila ne se positionne pas en fin de vers. Rire et rime ne sont pas obligatoirement associés. Dans ce bertsu, certes les rimes occupent une place importante, défaillir à la règle compositionnelle aurait été considéré par le locuteur et ses allocutaires comme une grave faute de construction. Mais dans cet exemple, ce que le public retiendra en dernier lieu, ce sera d’en avoir ri. L’intérêt majeur de Sustrai Colina n’est pas centré sur les quatres rimes que sont Bezela/ Bestela/ Horrela/ Dela mais sur le couple antinomique Kresta/Burusoila initié par l’idée première, originelle, du stéréotype du curé. Ce bertsu peut donc, à juste titre, être considéré comme un contre exemple servant à revisiter les théories (concernant la représentation que se fait le bertsulari de son improvisation) proposées par Denis Laborde, en relativisant la suprématie du son et de la forme sur le sens des mots. Si l’observateur a parfois l’impression que l’aspect verbal de l’oeuvre improvisée est moins organisée ou soignée (ou encoré qu’elle subie la suprématie du son dans la représentation mentale que l’improvisateur se fait de son improvisation) que son aspect prosodique ou musical n’est-ce pas parce qu’il projette sur son objet « un point de vue de gens d’écriture » (Zumthor, 1983, p.127) ?
Pour utiliser une image tirée de l’univers gastronomique, nous dirions que le son est tel un couvert qui permet d’apprécier la qualité des mets. Assiettes, couteaux, fourchettes, verres, serviettes, nappes, mobilier, décoration florale du lieu, mise en place de la table participent en grande partie à rendre l’expérience gustative inoubliable. Déguster les créations culinaires d’un chef étoilé dans des assiettes en carton serait du même ordre que de devoir se délecter d’un bertsu fameux mais bancal d’un point de vue mélodique, métrique ou rimique. Le grand bertsulari est pareil à un grand chef. Nombreux sont ceux qui proposent sur leurs tables du Pays Basque, des Merlu Koskera, mais bien peu sont ceux qui sont capables de le réinventer.
L’improvisateur basque est celui qui sait sublimer les ingrédients, celui qui, par son invention, sait associer tel mot à tel autre, celui qui est capable d’imprimer sa marque de fabrique, celui qui maîtrise l’art de la manipulation lexicale, syntaxique, grammaticale, mélodique et phonique, celui qui procure à la langue son style, avec sa saveur toute personnelle, inimitable, celui pour qui l’accord sémanticoformel est parfait, celui qui parvient à faire preuve d’esprit et d’innovation tout en respectant les règles, celui, enfin, qui est capable de conduire le public sur le chemin du rire.
Le choix de ses mots est autant sa signature que celui de ses rimes. Privilégier l’un sur l’autre serait une hérésie que le bertsulari n’a pas la faute de goût de commettre. Sens (fond) et son (forme) représentent les deux piliers de son architecture intérieure, l’une ne saurait subir de dommage sans porter préjudice à l’autre. Il ne saurait donc y avoir de suprématie du son sur le sens dans la représentation mentale que se fait le bertsulari de sa propre improvisation et si cette suprématie est pensée c’est qu’elle minimise la part d’inconscient contenu dans le dit hors rime. La rime donne le sens, la direction, la marche à suivre. Mais l’inverse est également vérifiable. Le sens peut lui aussi donner sa direction à la rime. Sens et son ne parviennent à l’aboutissement terminal (sémantique et sonore) de la performance et à l’effet recherché, qu’une fois imbriqués l’un dans l’autre. Si la suprématie du son sur le sens des mots est palpable et même énoncée par les improvisateurs euxmêmes, elle ne peut qu’être momentanée, chronologiquement marquée dans la représentation que le bertsulari se fait de son improvisation. Instance passagère donc et non dernière instance. Le « faire rire » est doublement influencé par les jeux sonores et par la manipulation-formation du sens. C’est pour souligner cette double origine identitaire que nous utiliserons, pour préciser la place du sens ou du son dans le rire, les deux formulations suivantes : rire sémantique et rire phonique (se référer à la joie phonique de Paul Zumthor, 1983, p. 140) Le rire sémantico-sonore sera attribué à un rire qui fait appel aux deux registres du sens et du son sans que nous puissions départager l’influence de l’un ou de l’autre. La préférence pour l’un ou l’autre de ces trois rires sera fonction du goût de l’énonciateur et de l’énonciataire. Certains préfèreront un rire sémantique (c’est la position de Sustrai Colina qui apprécie un rire nourri par le sens) d’autres par contre se contenterons d’un rire phonique. Ces jugements de valeurs du rire viendront s’ajouter à ceux que suscite l’improvisation et qui se fondent sur les qualités de la voix, la technique vocale de l’improvisateur ou sur le contenu du message. L’objectif n’est pas ici de contester que dans certaines circonstances, lorsqu’ils atteignent une « certaine intensité » (Zumthor, idem, p. 140) les échos ou les jeux sonores influent sur la formation du sens mais bien de souligner qu’ils ne constituent pas la dernière instance dans la représentation que le bertsulari se fait se son improvisation, en raison du fait que cette instance est variable.
Pour en terminer avec cette exégèse notons que Sustrai Colina n’utilise pas la deuxième personne pour qualifier le curé mais bien la troisième personne du singulier moins nominatif et plus général, il n’affronte donc pas directement son « adversaire », Maddalen en la laissant pour le moment de côté mais si c’est bien d’elle qu’il s’agit. Mais les termes d’adversaires ou de rival ne sont pas tout à fait propices à l’interprétation des relations inter-bertsolari. Comme le laisse entendre Jon Enbeita dans l’un de ses bertsu donné lors de la finale du championnat de bertsolari à Saint Sébastien en 1982 :
« hemen ez dago kontrariorik
bat da besteen laguna »
(Bertsolari txapelketa, 1982, p 319)
**********
ici il n’y a pas d’adversaire (de contraire)
les uns sont les amis des autres
Entre les bertsolari il s’agit plutôt d’amitié fraternelle et comme dans toute relation amicale, il y a des taquineries, des rivalités internes mais qui restent bonne enfant. C’est de cela qu’il s’agit dans le cadre de la joute oratoire.
Voyons maintenant comment Maddalen Arzallus s’y prend pour construire sa réponse.
Nik krestari eman nahi nioke senidan inplanteen kontua garatzen ari da jarri nazazu azkar modaren neurrira ta agian serorak hurbiduko dira. |
Moi la crête je l’adopterai et mets moi rapidement à la mode Et peut-être de la sacristine (religieuse) ils se rapprocheront |
Maddalen Arzallus reprend l’argumentation de Sustrai Colina concernant la crête. Elle invoque une terminologie contemporaine de la coiffure avec les implants. Elle confirme le pourquoi de sa visite, à savoir son désir de moderniser sa coupe de manière à suivre la tendance et enfin termine son bertsu en puisant dans le registre du religieux n’oubliant pas le rôle qu’elle tient, c’est-a-dire celui d’un homme d’église. C’est à la fin de son bertsu que Maddalen Arzallus intègre une dimension comique. Elle y accède en faisant référence à la sacristine. En imaginant un rapprochement entre d’une part le curé et d’autre part la sacristine elle renvoie le public à la question des relations que peuvent entretenir ces deux membres de l’institution religieuse. En proposant une liaison entre ces deux figures elle initie le rire, le public ayant bien à l’esprit le voeu de chasteté prononcé par ces deux personnages du monde religieux. Elle joue sur cette impossibilité en intégrant la dimension de relation possible, une relation interdite, sous entendant peut-être un rapprochement illicite basé sur des rapports sexués défendus. De plus elle ajoute à cette réunion une dimension transcendantale propre au discours religieux, en utilisant l’adverbe agian, qui signifie peut-être. Mais cet adverbe peut aussi se traduire par « plaise à dieu » et ce spécifiquement au Pays Basque nord comme le stipule la traduction tirée du dictionnaire Elhuyar. Agian : Plaise à Dieu. Agian jinen da ! : plaise à Dieu qu’il/elle vienne !
Unai Iturriaga.
Photo: CC BY - www_ukberri_net
L’improvisatrice joue dans ce cas présent sur un registre double ambivalent qui laisse au public la possibilité de choisir entre ces deux acceptions à savoir un simple peut-être où bien un plaise à Dieu. La question est bien ici de savoir s’il y aura une relation illicite entre d’une part le curé (apeza) et la religieuse (serora) et cet acte placé de plus sous la bénédiction de Dieu. Le discours blasphématoire ne se cache donc pas si loin, à peine dissimulé sous des insinuations. Mais Maddalen Arzallus se garde bien d’affirmer quoi que ce soit. Elle se contente d’évoquer, d’imaginer, de pointer du doigt. Libre ensuite au public de se faire sa propre interprétation des intentions du curé. Elle n’épuise pas le sens, elle initie des routes qui peuvent rester ouvertes aux analyses interprétatives. Elle puise dans le sujet qui lui est donné une interprétation toute personnelle, le curé voudrait se mettre à la mode pour mieux se rapprocher de la sacrisitine et ce grâce à sa nouvelle coupe, à ses implants, à son nouveau look pour employer une expression plus contemporaine puisée dans le vocabulaire de la langue anglaise et usitée dans le langage des jeunes générations. C’est à ce niveau que le rire puise ses racines.
Serorak lehendik ere doaz Elizara Beste proposamen bat daukat hara hara zurentzat bi inplante ta Rasta gisara et Bob Marley berpiztea errezagoa da |
Les religieuses (sacristines) avant aussi pour toi deux implants |
Sustrai Colina, rebondit sur la fin du bertsu de Maddalen en reprenant son terme de religieuse (serora) puis il fait une proposition de coupe au curé. Il lui propose deux dreadlocks, caractéristiques des membres de la communauté religieuse Rasta, qui est la contraction de Rastafari. C’est dans l’écart entre ces deux figures, d’un côté le curé et de l’autre le rastaman que l’improvisateur provoque l’humour du public. Imaginer un seul instant un curé avec des dreadlocks suffit à provoquer l’hilarité, d’autant plus que chez les rasta la pratique la plus communément admises et la consommation de chanvre indien plus connus sous son appellation latine de cannabis. Le public peut dès lors laisser fonctionner sans entrave son imagination et partir encore plus loin en se figurant un curé un pétard de cannabis en bouche. Le rire rend possible tout ce qui n’est même pas envisageable dans la vie courante, il crée un univers ou la permissivité est totale, ou l’imagination est reine.
E. Blondel note dans son ouvrage intitulé le risible et le dérisoire :
« Rire et jeu s’apparentent par le plaisir, la suspension du réel, la transgression des normes et la substitution de règles nouvelles, la liberté et l’enfance ou le retour de l’enfance. Le rire naît d’un hiatus, rupture du temps social sérieux et quotidien ». (Blondel, 1988).
Hors contraintes il se déploie et libère les individus de tous leurs présupposés, de leurs conditionnements. L’improvisation orale autorise le déguisement virtuel, la permissivité en repoussant les limites du conforme et de l’acceptable tout en envisageant le monde à parti d’une réalité. La consommation de cannabis est en effet très répandue chez les jeunes au Pays Basque. Tout en étant illégale sur le territoire national français elle est régulièrement pratiquée. Au Pays Basque sud elle est même largement tolérée et il n’est pas rare de sentir les effluves cannabiques dans de nombreuses tavernes. Rien d’étonnant donc que de retrouver ce cannabis dans la figure du rastaman à l’origine du rire. L’improvisateur puise dans une réalité qu’il connaît, qu’il fréquente et c’est en ce sens que la littérature orale reflète des pratiques sociétales. Sustrai Colina ne va pas jusque là, il se contente de proposer un curé accoutré en rasta mais de la à ce que le public jeune puisse imaginer un curé fumant du cannabis il n’y a qu’une étape que certains jeunes peuvent franchir aisément. Le bertsulari peut de la sorte dire plus que ce qu’il ne dit réellement. Il faut rechercher l’intérêt des jeunes générations à l’endroit du bertsolarisme dans le fait que l’improvisation leur parle de ce qu’ils vivent, de ce qu’ils connaissent déjà.
Maddalen Arzallus
Beraz hartuko duzu orrazteko beta baina ezaidazula zuk egini xeka (?) t Bob Marlayen jarrita daukazu areta ezin dut meza eman j poroak erre ta. |
Par conséquent tu vas prendre du temps pour te peigner mais dis moi on intention transformé en Bob Marley par ton soin e ne peux pas donner la messe après avoir fumé des pétards. |
Maddalen Arzallus ne se prive pas de franchir l’étape évoquée plus haut dans le texte. Elle se saisit de cette opportunité qui lui est offerte par Sustrai Colina et précise qu’elle ne pourra pas officier après une consommation cannabique. On constate avec ce bertsu que tout l’art de l’improvisateur consiste à être attentif au contenu de son « rival-partenaire » afin de rebondir sur ses dires et en écho construiré sa propre énonciation. C’est à cette capacité à répondre du « tac au tac » que se reconnait un bon improvisateur selon les bertsularis. C’est le dialogisme qui prime et qui opère en référence non seulement au sujet initial, le coiffeur et le curé, mais également aux thèmes évoqués pendant la joute. De sorte que l’attention du public est sans cesse réactivée. Une concentration partagée par les différents acteurs (improvisateurs, membres du jury, public) est donc intrinsèquement nécessaire. D’où l’obligation de silence de la part du public qui se doit de se plier à cette règle afin de ne pas interférer dans le bon déroulement de la « cérémonie ». La seule réaction autorisée outre les applaudissements et manifestations diverses (cris, acclamations, sifflets de considération, rires) étant celle de la reprise du dernier vers en accompagnement de la voix de l’improvisateur.
Nolako adorea gure apezgaiak baditu abildade kemen ta dohaiak hiru porro erretaz Ze meza lasaiak ! Ba bai dena tapatzen du intsentsu usaiak (Bis) |
Quel ardeur (énergie) notre séminariste il a de l’habilité de la vigueur et des aptitudes une fois trois pétards fumés Quelle messe tranquille ! oui, oui les usages d’encens couvrent tout |
Sustrai Colina commence son bertsu en se basant sur une constatation qu’il tire de l’analyse de la performance elle-même. Ce n’est plus ici un thème puisé à l’extérieur, dans la réalité sociale qui est prise pour sujet mais bien la réaction du public qui réagit de manière particulièrement bien à la thématique du curé. Il rebondit de la sorte sur le succès du précédent bertsu de Maddalen Arzallus, il se place en observateur de l’évènement. Il poursuit dans cette logique par une énumération de ces qualités, habileté, vigueur, aptitudes (abildade, kemen, dohaiaik) puis revient sur la thèmatique du bertsu précédent en réactivant le pétard pré-énoncé. Pour terminer son bertu, Sustrai Colina avait la possibilité de choisir entre usainak (les odeurs) et usaiak (les usages) et il préfère la seconde possibilité. Une hypothèse pourrait consister à dire qu’il a souhaité adapter son discours au public en l’occurrence un public du Pays Basque nord et plus spécifiquement de Basse-Navarre (nous sommes ici rappelons dans la ville de Saint-Jean-Pied-de-Port) qui a l’habitude d’utiliser cette formule. Dans ce bertsu, une nouvelle fois il fait appel à une connaissance sur le sujet toute personnelle mais qui doit également être partagée par de nombreux jeunes qui souhaitent pouvoir fumer du cannabis clandestinement sans attirer l’attention. Pour ce faire recours à l’encens pour masquer l’odeur marquée et prégnante si caractéristique du chanvre indien. Ce choix n’étant évidement pas anodin puisqu’il renvoie une nouvelle fois le public à une terminologie religieuse qui correspond au sujet initial.
Erabat harritu naiz gaurkoan zurekin intsentsua ona da nahi baduzu jakin ilea luze utzi ta koleta egin ta meza emango dut gitarra batekin (Bis) |
Je suis totalement étonné avec toi aujourd’hui l’encens est bon si tu veux savoir laisse le cheveu long et fais une couette et je vais faire la messe avec une guitare |
Pour terminer cet article j’écrirai que j’ai parfaitement conscience qu’en m’attachant au rire des Basques je me suis attaqué à une des thématiques les plus complexes pour le chercheur en sciences sociales. Comme l’écrivait Pierre Bourdieu : « (…) une des choses les plus difficiles, pour un ethnologue, est de savoir ce qui est important ou pas important, ce qui est sérieux ou pas sérieux, la juste pondération des choses. » (Bourdieu, 2003) L’intérêt pour l’ethnologue de s’intéresser au rire dans la production bertsularistique est cependant incontestable. En effet, il permet de dépasser le discours officiel, convenu de la société qui présente à l’ethnologue les valeurs officielles du groupe pour accéder à la fois à l’Histoire, au passé refoulé et aux petites histoires empreintes de véracité qui sont comme l’écrit Pierre Bourdieu : « l’essentiel ». (idem, 2003) Tout change lorsqu’on casse le discours officiel des informateurs qui veulent faire bonne figure et lorsque le chercheur se réfère à des cas concrets en faisant sentir qu’il connaît les petites histoires. L’intérêt pour le chercheur de focaliser son attention sur l’improvisation versifiée dans l’instant c’est qu’elle permet de lui conférer une proximité avec le parler des choses de la vie ordinaire, avec des noms propres, des choses précises, et non avec de grandes déclarations vagues.
Avec cette recherche sur le rire, j’ai proposé au lecteur par le truchement d’une aproche ethnolinguistique qui est un instrument de connaissance de soi très important, une sorte de psychanalyse sociale permettant de ressaisir l’inconscient culturel basque : « des structures mentales, des représentations, qui sont le principe de phantasmes, de phobies, de peurs (…) toutes les traces de la colonisation, l’effet des humiliations… » (Bourdieu, 2003, p. 15) Avec Pierre Bourdieu je partage l’idée que les hommes, et c’est je pense universel, manipulent la réalité sociale qui existe en grande partie dans le discours. Ce discours du bertsulari porte en lui : « une part de vertu politique, dans la mesure où, dans la pratique, pour des raisons concrètes évidentes (politiques, sociales, culturelles) » (idem, p.15) un intellectuel poète basque « est missionné, sollicité dans le sens d’une recréation idéale de sa propre société, en particulier en réaction à l’image dévalorisante que tentent d’en donner ceux qui la nient » (idem, p.15). L’improvisateur basque contribue, en disant le monde basque et en faisant rire ses publics, à le faire exister. Comme l’écrit Pierre Bourdieu : « Dire que le monde, c’est ma représentation et ma volonté, quand il s’agit du monde social, ce n’est pas complètement fou, parce qu’il y a une élasticité du monde social, du fait que le monde social existe en partie par la représentation des gens qui y vivent (…). Le fait que les gens croient qu’un groupe existe, luttent pour qu’il existe contribue à le faire exister. » (idem, p. 17)
Nous terminerons cet article en laissant la parole aux créateurs et en particulier à Unai Iturriaga qui en 2002 à Saint Sébastien lançait :
Bertso polit bat bota didazu ez nuen espero txarrik; hona etorri ta erantzutea ez da izango alperrik. Barre egiteko ez dago baina eskubideen beharrik; barre egiteko behar dena da hortako nahia bakarrik. (bis) (Bapatean, 2002, 79 or) |
Tu m’as envoyé un beau bertsu je n’en espérais pas de mauvais; venu ici et de répondre n’aura pas été inutile. Pour rire il n’y a cependant pas besoin de permission ; tout ce qu’il faut pour rire c’est juste l’envie d’en rire. |
Mais avant de conclure définitivement avec le rire, nous voudrions rebondir sur ce dernier bertsu. Pour en rire, nous pensons que l’envie est certes une condition nécessaire mais non suffisante. En effet pour réussir à rire, il ne suffit pas d’avoir envie de rire mais également et surtout de pouvoir en rire. S’il est si difficile à un non basque de pouvoir en rire ou de comprendre des bertsus c’est que ces derniers demandent une triple connaissance :
1) linguistique : il faut parler la même langue pour comprendre de quoi il s’agit. Une langue parlée qui dépasse le strict registre de tous les dictionnaires réunis.
2) contextuelle : il faut être capable de replacer les énoncés dans leur contexte
3) articulatoire par identité partagée : il faut non seulement être capable de réarticuler le détail à son contexte mais au-delà il faut qu’au terme de cette réarticulation il y ait consensus. Il faut que l’énonciateur (le bertsulari) et ses allocutaires (les auditeurs) tombent d’accord par connivence. Et c’est cette « connivence-accord » qui fait la différence. Seuls ceux qui partagent la même culture, c’est-à-dire la même manière de penser, de sentir et d’agir sont les plus à même à tomber d’accord sur ces détails qui font sens.
Une culture est bien plus longue à acquérir qu’une langue. C’est ce qui explique toute la difficulté et la complexité de toute recherche réalisée par des non basques à l’endroit de l’improvisation versifiée dans l’instant. C’est aussi à ce niveau qu’il faut trouver l’explication de l’orientation de l’objet même de ces recherches. C’est ce qui explique que ceux qui s’y sont dans le passé essayés ont tenté le plus souvent de passer par la marge, c’est-à-dire par la forme préférentiellement que par le centre c’est-àdire par les détails compris dans le contenu.
Comprendre des bertsus, c’est-à-dire pouvoir vibrer pleinement lors de leur énonciation et parfois pouvoir en rire, ce n’est donc pas simplement une affaire de linguistique ni même de culture. Certains Basques partagent une même culture basque mais ne rient pas des mêmes choses. Au-delà de la culture, le rire est affaire de valeurs, de croyances, d’idéologie voire d’utopies partagées. En définitive, si les gens ne rient pas des mêmes choses, ce n’est pas uniquement parce qu’ils ne partagent pas une même langue où même une même culture, mais c’est essentiellement parce qu’ils ne partagent pas les mêmes valeurs, c’est-à-dire une même vision / conception / utopie du monde.
Bibliographie
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